Abus ou désespoir ?
J’ai travaillé au début de ma pratique pendant huit ans à Montréal dans une pharmacie située tout près du parc Lafontaine. Nos patients étaient souvent des personnes très fragiles. À la lumière des drames récents frappant les gens atteints de problèmes de santé mentale, l’histoire de deux de mes patients de l’époque m’est revenue à l’esprit.
Disons qu’elle s’appelait Josée. Elle avait 19 ans et était atteinte d’une déficience intellectuelle légère. De plus, elle souffrait d’épilepsie. On la traitait alors avec du DilantinMD et du phénobarbital. Josée venait régulièrement à la pharmacie avec son «amoureux». En fait, il lui volait ses comprimés de phénobarbital, un barbiturique souvent prescrit à ce moment. Il frappait Josée si elle ne les lui donnait pas. Sans ses comprimés, elle convulsait beaucoup plus souvent. Il venait presque toujours avec elle à la pharmacie, mais, un soir, elle est venue seule. Elle avait un œil au beurre noir, elle avait été battue une fois de plus. Nous avions développé une bonne relation de confiance. Je lui ai suggéré de le quitter et de parler avec son travailleur social. Quelques semaines plus tard, elle est revenue à la pharmacie. Elle m’a offert un cierge qu’elle avait «emprunté» dans une église. Je crois bien que je l’ai encore.
M. Plante (nom fictif) m’intriguait. Il prenait des antidépresseurs, des opioïdes et des benzodiazépines et il venait à la pharmacie déjà en état d’ébriété à 9 heures du matin. Le plus souvent, il prenait trop de médicaments, parfois pas assez. Il nous insultait aussi souvent. Pendant plusieurs semaines, on ne le voyait pas, puis il revenait avec de nouvelles ordonnances. Ce qui m’intriguait, c’était qu’il portait toujours un manteau long qui avait dû être élégant il y a quelques années. Et puis, même lorsqu’il nous injuriait, il le faisait avec un bon vocabulaire. Il dormait souvent dans la rue. Un jour, je l’ai abordé en lui disant tout doucement: «Vous devez avoir une bonne raison pour agir ainsi.» Il m’a regardée bien droit dans les yeux. Il m’a raconté sa vie en une dizaine de minutes. Auparavant, il avait un bon emploi. Il avait perdu sa femme et ses trois enfants dans une explosion. Lui-même avait subi des brûlures, dont une très apparente au lobe d’une oreille. Il avait tout perdu, incluant le goût de vivre, mais il était demeuré le seul vivant. Tout à coup, je me suis dit: «Comment aurais-tu pu survivre à une pareille épreuve?» Nous nous sommes compris. Il est devenu plus observant à sa médication. Il avait encore des jours difficiles, mais nos rencontres étaient dorénavant marquées de respect, d’une complicité qui semblait lui faire du bien et dont je me sentais honorée.
Liens de confiance
Trente ans plus tard, je pense encore à plusieurs de mes patients. Je voudrais les remercier de m’avoir enseigné la vraie vie et de m’avoir fait confiance. Tous les professionnels de la santé recueillent de telles confidences. Tous développent des liens de confiance avec certains de leurs patients. Ces liens de confiance se construisent sur la continuité de nos rencontres et sur la conviction qu’on ne juge pas l’autre.
Je me dis que, maintenant, nous devons travailler en équipe pour ces patients. Qu’avec le consentement du patient, on pourrait partager un plan de soins, pouvoir adresser nos patients en crise à un intervenant connu plutôt que de l’adresser à l’urgence de l’hôpital le plus proche. Les pharmaciens doivent faire partie des équipes de soins de ces patients, car ils sont les premiers sur le parcours en détresse de ces personnes. Devant tous les événements tragiques qui frappent les personnes avec des difficultés mentales, face aux répercussions fatales sur elles et souvent sur leurs proches, devant cette détresse qui fauche des vies et qui en démolit d’autres, il faut offrir un réseau tissé serré de professionnels de la santé et de travailleurs sociaux pour assurer des soins continus et constants, soirs, fins de semaine et jours fériés, et éviter de laisser ces personnes seules avec leur désespoir.