7000 $ à une femme voilée pour publication d'une photo d'elle; le jugement n'est pas en accord avec la jurisprudence
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La nouvelle est dans votre Journal de ce matin: Photo publiée sans autorisation: 7000$ à une femme voilée et à son conjoint.
Je n’ai pas lu le jugement, mais ce qui en est rapporté m’a grandement surpris puisqu’il ne concorde aucunement avec la jurisprudence de la cause Aubry Vs Édition Vice Versa, souvent nommé « Le Jugement Duclos » du nom du photographe qui en a fait les frais.
Rappelons d’abord les faits entourant le jugement Duclos pour voir comment il en est venu à définir le droit à l’image et la jurisprudence à ce sujet.
C’est en 1988 que Gilbert Duclos prend une photographie de Pascale Claude Aubry, assise dans l’escalier extérieur d'un logement de Montréal. Après avoir pris son cliché, Duclos quitte la scène sans parler à madame Aubry et donc sans demander l'autorisation de publier cette photo la représentant.
Duclos permet au magazine Vice-Versa d’utiliser sans frais le cliché dans un numéro qui sera vendu à 722 exemplaires. Découvrant la chose et se disant victime de raillerie à son école en raison de cette photographie, Aubry décide de poursuivre en responsabilité civile Duclos et Les Éditions Vice-Versa inc. pour un montant de 10000$. Elle prétend qu'elle n'a jamais autorisé que son image soit utilisée dans le magazine alors qu'elle avait un droit à sa vie privée même si elle se trouvait dans un lieu public.
Le juge de première instance condamne Duclos et Vice-Versa à payer solidairement 2000$. La Cour d’appel confirmera la décision.
Finalement, la saga judiciaire se termine le 9 avril 1998 alors que La Cour Suprême du Canada confirme elle aussi le jugement. Pour la première fois au Québec, le principe du droit à l'image est reconnu devant les tribunaux: tout le monde a droit de regard sur la représentation qui est faite d'elle-même dans une photographie, même lorsqu'elle se trouve dans un lieu public. Sous réserve de certaines exceptions, un photographe doit donc obtenir une autorisation avant de publier une photo où une personne est visible.
En analysant le jugement Duclos, on peut y voir les pistes que les juges de la Cour Suprême ont émises pour déterminer les circonstances où la liberté d’expression du photographe ou d’un média devrait l’emporter sur le droit à la vie privée d’un individu.
Ces pistes peuvent se résument ainsi: Si une personne est reconnaissable et est le sujet principal d'une photo, il n'est pas légal de la publier sans son consentement à moins qu'elle soit d'intérêt public.
Un photographe ou un média voulant publier une photo d’un inconnu doit donc se poser trois questions.
1. Est-ce qu'au moins une personne est reconnaissable? 2. Si au moins une personne est reconnaissable, est-elle le sujet principal? 3. Si une personne est reconnaissable et est le sujet principal de la photo, est-ce que celle-ci est d'intérêt public?
Revenons au jugement condamnant le Journal des Immigrants à payer 7000$ à Ahlem Hammedi et Saber Briki pour la publication de la photo. Surtout, mettons de côté les préjugés que vous pourriez avoir envers les femmes voilées.
Le sujet principal de la photo était ici la femme voilée. Un coup d’oeil rapide nous permet rapidement de constater que son voile intégral la rend complètement anonyme. Nous n’avons même pas à continuer plus loin nos interrogations: selon la jurisprudence du Jugement Duclos, les deux premières questions (reconnaissable et sujet principal) suffisent à trancher.
Allons quand même plus loin, pour le plaisir de la chose: Si elle avait été reconnaissable et sujet principal, il aurait fallu pousser la réflexion avec la troisième question: Est-ce d’intérêt public?
Qu’est-ce qui est d’intérêt public? Le Jugement Duclos ne le définit pas précisément, mais donne quelques exemples: une personne inconnue plongée sous les feux de la rampe, un événement économique important, une personne connue « dans son rôle de personne connue ».
Ici, plutôt que de parler d’un événement d’intérêt public, on parlerait peut-être plutôt d’un élément « intérêt social ». La nuance est importante puisque le Jugement Duclos précise qu’un élément d’intérêt social n’est pas d’intérêt public et qu’il faut donc l’autorisation d’une personne reconnaissable et était le sujet principal de la photo. Mais comme Mme Hammedi n’était pas reconnaissable, la nuance entre « intérêt social » et « intérêt public » ne devrait pas influencer les choses.
La notion de droit à l’image est très complexe et pleine de nuances. Je ne suis pas avocat, mais j’ai beaucoup étudié la chose et, pour mon blogue personnel, j’ai pondu il y a quelques années un long billet qui explique bien la chose: le droit à l’image au Québec.