Marius a torturé
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C’était il y a vingt ans. Pour une des premières entrevues de ma carrière de journaliste d’enquête. Nous étions dans un café parisien et face à moi, « Marius » avait tout du bon gars pépère. Sourire permanent et moustache frissonnante.
Il aurait pu s’appeler Michel, Robert ou André. Marius, c’était un clin d’œil à ses origines sudistes. Un nom de guerre. Et sa spécialité à lui, justement, c’était toutes les guerres. Sales.
Marius était un barbouze. Afrique du Nord, Afrique Noire, Amérique du Sud, il avait bourlingué là où les intérêts français le nécessitaient. Qu’ils soient militaires, stratégiques, diplomatiques, politiques ou financiers. Ces employeurs avaient eu le pouvoir, l’avaient perdu et l’avaient repris.
Nous parlions de son passage en Algérie. Marius avait exercé ses basses œuvres dans la région d’Oran. Sa mission était relativement vague : briser le mouvement indépendantiste. L’approximation de la chose avait, de son point de vue, ses avantages : Marius pouvait faire ce qu’il voulait. Il ne devait rendre de compte à personne.
Marius avait torturé. À l’électricité et à la bouteille de Perrier.
Je l’avais écouté un bon moment puis notre conversation s’était orientée sur l’utilisation de la torture.
Je lui avais expliqué que j’étais contre. Forcément. Que nos démocraties étaient définies par ce que nous acceptions de faire et plus encore par ce que nous refusions. Et que dans ce refus germait ce qui nous différenciait d’une dictature.
Il avait souri. Et puis il s’était lancé :
« Que ferais-tu si tu savais que dans quelques heures une ville allait être frappée par un attentat terroriste? Que des hommes, des femmes et des enfants allaient être tués? Et que la seule personne en mesure de te donner l’information de l’endroit où la bombe sera posée, et donc d’empêcher le carnage, est face à toi? Elle est là... Attachée, nue, sur une chaise... Elle refuse de te répondre. Que ferais-tu? »
Marius venait de poser le cadre d’une sorte de justification morale de torture. Exactement comme l’administration Bush l’a fait au lendemain du 11 septembre 2001.
Pour retrouver les cerveaux derrière l’horreur et en empêcher de nouvelles.
La publication aujourd’hui du rapport du Sénat américain sur l’utilisation de la torture par la CIA m’a replongé dans les confidences de Marius.
Et surtout de sa réponse à son choix cornélien :
« Que ferais-tu? C’est simple. Si tu crois en Dieu, tu peux prier pour les futures victimes. Si tu crois en tes services de renseignements, tu peux espérer qu’ils réussissent à attraper le poseur de bombe avant l’attentat. Mais tu ne tortures pas. »
Pourquoi?
Sa conclusion était glaciale. Elle n’avait rien à voir avec un choix philosophique, un supplément d’âme ou un reste d’humanité.
Marius, qui avait exporté son terrible « savoir-faire » sur plusieurs continents, était pratique :
« Tu ne tortures pas parce que ça ne marche pas.’ »
20 ans plus tard, les paroles expertes de Marius ont toujours autant de sens.