Tous nos sens épuisés
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C’est rapidement devenu un phénomène viral sur Internet: une robe que nous ne voyons pas de la même couleur! Pour ceux qui l’auraient manquée, cette robe que je vois blanche et or, d’autres la voient bleue et noire. C’est un phénomène de perception des couleurs lié à l’exposition de la photographie. Bref: nos sens ne fonctionnent pas tous de la même façon.
Si ce genre d’expérience fascine tant, c’est que nous sommes habitués à faire confiance à nos sens. Après tout, je n’ai aucun problème à distinguer les couleurs, donc rien ne peut justifier que mes sens me trompent cette fois-ci. Et ce phénomène dépasse la perception des couleurs. C’est à travers nos propres lunettes que nous apprenons à comprendre le monde et rien ne nous pousse à croire que la lecture qu’on en fait puisse être mauvaise ou partielle. On suppose que ce qui nous paraît réel correspond en tout point à la réalité.
Par exemple, j’ai longtemps pensé que les gens fatigués beurraient un peu épais. Pas au point de croire que l’épuisement est une stratégie de paresseux, quand même. Je m’étonnais seulement que mon niveau d’énergie ne soit pas universellement répandu. Après tout puisque je sentais la vie comme ça, pourquoi tout le monde ne pourrait-il pas la sentir de la même façon?
Prisme de la fatigue
Et puis un jour, la fatigue m’a saisie et elle m’a brassée comme si j’étais une poupée de chiffon dans la gueule d’un chien un peu fou. Que s’était-il passé? J’avais trop travaillé. Je ne savais pas comment dire non, je ne savais pas comment mettre les freins, je ne mangeais pas très bien, je ne faisais plus d’exercice. Alouette. Je n’étais pas déprimée, mais profondément fatiguée et il me semblait que je ne cesserais plus jamais de l’être.
J’ai réalisé que je ne voyais plus la vie de la même manière. Maintenant que je sentais le monde à travers le prisme de la fatigue, je n’arrivais plus à l’imaginer autrement. La société était-elle épuisée? Si j’étais si fatiguée, les autres devaient l’être aussi!
Pas de vérité universelle
Maintenant que je sors de cet épisode, je m’efforce de me rappeler que ce que je sens, perçois, crois n’a rien d’une vérité universelle. On appelle ça des biais: tout le monde en a, mais si peu de gens y pensent. La robe que je vois blanche est bleue. Le monde que j’imagine à mon image ne me ressemble pas toujours. Nous n’avons pas tous aussi froid pendant l’hiver. Ce n’est pas parce que j’ai peur qu’il y a vraiment un danger. Il se peut même que mes valeurs les plus importantes ne soient pas vues de la même façon par les voisins!
Cet exercice de remise en question est nécessaire en démocratie parce qu’il nous permet de réaliser qu’il y a plusieurs façons de comprendre le monde. Mais c’est un exercice assez difficile à faire en période d’épuisement, je l’aurai enfin compris récemment. La fatigue ne nous pousse pas à voir le monde autrement, elle nous enferme dans nos certitudes.
J’espère que mes sens me trompent et que vous êtes tous en très grande forme. Une société épuisée ne sera jamais la société dont je rêve.