La marche et la guerre
Ce que j’ai surtout retenu de mon premier séjour à Québec, c’est moi qui chiale parce que je marche et mon père qui chiale parce que je chiale
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À 11 ans, j’avais surtout retenu de mes cours d’histoire les fondations de Québec, Trois-Rivières et Montréal et il me semblait que l’histoire se résumait en trois pôles urbains. Je m’étonnais donc de ne pas avoir encore visité Québec et Trois-Rivières, comme s’il s’agissait là d’un manque inexcusable à la culture d’une préadolescente.
C’est donc dans une certaine euphorie qu’à la fin de l’été 1990 je suis partie vers la capitale provinciale. J’étais contente d’aller me promener dans l’évocation de mes livres d’histoire... Et le bon souvenir s’arrête là!
Histoire de mollets
Il faut dire que depuis que j’étais toute petite, je détestais marcher. Vous m’auriez dit qu’un jour rien ne me ferait plus plaisir que de marcher, sans but parfois, je ne vous aurais pas cru. Marcher, c’était mon enfer et il se trouve que mes livres d’histoire n’avaient pas beaucoup insisté sur la topographie de Québec. Toutes ces côtes... Bien sûr, ça peut sembler un caprice avec le détachement de l’adulte, mais dans mon souvenir j’avais vraiment très mal aux jambes. Une histoire de croissance, une enfance sédentaire ou une simple paresse?
Peu importe puisque ce que j’ai surtout retenu de mon premier séjour à Québec c’est moi qui chiale parce que je marche et mon père qui chiale parce que je chiale. J’étais tellement exaspérée qu’au retour de ce séjour j’ai commencé à plancher sur ma première tentative de roman. C’était l’histoire d’une fille que sa famille oblige à trop marcher dans la ville de Québec même si elle a mal. Et puis la fille finit handicapée. Certes, j’avais un peu le sens du drame et une complète absence d’autodérision. Heureusement (surtout pour vous, lecteurs), certaines choses changent.
Les autres histoires
Mais si moi, je me préoccupais de mes jambes; les adultes avaient d’autres soucis. Je ne pense pas que personne ne garde de trop bons souvenirs de ce séjour pour bien des raisons qui relèvent de la petite histoire. Et la grande histoire était elle aussi en marche vers le pire. Malgré les vacances, mon père passait ce qui m’apparaissait comme des heures sur le canapé du condo, branché sur CNN, suivant ce qui se tramait entre l’Irak et l’Occident. Le 2 août 1990, l’Irak avait envahi le Koweït: c’était le début de la guerre.
L’idée d’une troisième guerre mondiale m’avait toujours semblé incontournable, même si je ne me basais sur rien du tout – sauf quelques films hollywoodiens – pour entretenir une telle certitude. Quand il m’arrivait de sortir de moi et de mes jambes douloureuses, je sentais monter la peur. Peur de la guerre certes, mais aussi une peur plus abstraite. Une peur sans objet précis. Ce qu’on nomme l’angoisse. Peur que le monde change, peur d’avoir plus de responsabilités, peur que ma famille éclate.
Presque tout ça se produira dans les mois qui suivront: la guerre, la famille, les responsabilités. Je pouvais bien traîner de la patte! Au fond, tout ce que j’aurais souhaité, c’est que quelqu’un accepte de me porter le temps de retrouver une ancienne légèreté. Mais j’étais déjà trop grande et lourde: je ne pouvais compter que sur mes jambes.