Deux jours à Bicolline: récit d’une aventure au pays de l’imaginaire
La semaine dernière, près de 3000 pèlerins venus d’un peu partout au Québec, mais aussi d’Europe et des États-Unis, ont convergé vers la petite municipalité de Saint-Mathieu-du-Parc, en Mauricie, pour prendre part à la 20e Grande Bataille du Duché de Bicolline.
Un grand événement d’une semaine soulignant les deux décennies du plus grand centre de jeu de rôle médiéval fantastique grandeur nature en Amérique du Nord.
C’était l’occasion rêvée pour des néophytes comme moi et mon amie Justine de partir à l’aventure pour découvrir cet univers fabuleux peuplé de chevaliers, d’elfes, d’orcs et autres créatures mythiques.
Un voyage au pays de l’imaginaire.
En chemin, l’excitation était palpable dans la voiture, malgré les mille et une questions qui nous assaillaient: «Est-ce que les gens restent tout le temps en personnages?», «Qu’en est-il des installations sanitaires? Est-ce qu’il y a des vraies toilettes?» Et la plus grave d’entre toutes: «Est-ce qu’on va pouvoir recharger nos téléphones?»
Après avoir traversé Yamachiche et le village de Saint-Élie-de-Caxton et son illustre «Traverse de lutins» – un autre genre de monde féérique rendu célèbre par les contes de Fred Pellerin –, nous apercevons enfin les fanions bleu et jaune qui annoncent l’entrée du Duché de Bicolline.
Première impression en franchissant les barrières: c’est énorme! Les quelques bâtiments entrevus depuis le chemin ne nous préparaient pas à l’étendue du domaine. En fait, c’est un véritable village médiéval qui s’est construit depuis la fondation de Bicolline, il y a vingt ans, avec des auberges, des échoppes, des tavernes, des gargotes où se restaurer, un terrain de Troll-Ball (le sport national de Bicolline), une piste pour les joutes équestres, en plus des bâtiments construits par les membres pour abriter les quelque 179 clans et guildes qui prennent part au jeu et des deux terrains de camping «non décorum» qui accueillent les visiteurs. On y trouve même une réplique grandeur nature d’un bateau pirate récupéré du tournage du film Matusalem.
En tout, le village compte près de 200 bâtiments et plus d’une centaine d’hectares dédiés au jeu, résultat d’un important plan de développement amorcé en 2013. Environ 2500 joueurs, dont 500 enfants, participent au jeu annuellement, en plus des quelques centaines de curieux qui viennent assister aux combats et se promener dans le village.
Précisons également que Bicolline n’est pas une reconstitution historique médiévale à proprement parler, mais bien un jeu de rôle grandeur nature puisant ses inspirations non seulement dans les univers fantastiques de Donjons & Dragons et de Warhammer, mais aussi de différentes périodes historiques allant de l’Antiquité au début de la Renaissance.
Bienvenue à Bicolline
Lorsque nous sommes arrivés, notre amie Ikram (dite «Couscous») – qui sera notre guide et interprète durant notre séjour – nous attendait déjà près de l’entrée du site. Le temps d’enfiler nos costumes et de camoufler nos bagages avec des foulards et des tissus – décorum oblige – et nous étions fin prêts à plonger dans l’aventure.
Notre visite a commencé par la Haute Ville, où se trouvent l’accueil, les bâtiments officiels et la plupart des commerces (des boutiques d’armes, d’accessoires et de costumes d’époque, principalement). Une fois inscrits officiellement, on nous remet chacun une «Fiche de population», l’unité de base du jeu virtuel (on y reviendra un peu plus tard).
À une dizaine de minutes de marche se trouve la Vieille Ville, le quartier historique de Bicolline, où sont établies la plupart des guildes. Avant de nous y amener, Ikram nous fait bifurquer par un petit boisé qui sépare les deux parties du village: c’est le royaume des elfes de Bicolline. Bien qu’elle ne soit pas une elfe, c’est ici qu’Ikram, qui jouit de certains privilèges en raison de son ancienneté, a élu domicile, dans une petite hutte en bois sommaire à laquelle on accède par une série de passerelles et de planches de bois chambranlantes posées en travers des sentiers boueux. Le long des sentiers, des fleurs luminescentes activées par des bracelets magiques de fabrication elfique indiquent la voie à suivre (et permettent surtout de ne pas se perdre ou se casser la gueule dans les bois marécageux une fois la nuit tombée).
Nous rejoignons ensuite la Vieille Ville par un autre sentier, croisant sur notre chemin quelques elfes assis sur l’herbe, les pieds dans un ruisseau. «Aiya!», nous lancent-ils en nous faisant un signe de tête. «C’est le salut elfique», nous explique notre guide.
Alors que le soleil amorce tranquillement sa descente vers l’horizon, nous entrons dans le village. Un peu partout, les villageois s’agitent en prévision des grands banquets célébrant la veille de la bataille. Des feux de camp, lanternes et autres engins pyromanes sont allumés (il n’y a pas d’électricité à Bicolline), des chopes de bière et les coupes de vin s’entrechoquent et des chants joyeux résonnent dans le village.
Premier arrêt: la baraque de la Grande Famille du roi d’Haldorf, où je passerai la nuit. Après avoir déposé mon lourd bagage et échangé quelques politesses avec Seth, mon hôte, nous repartons à la découverte des autres campements du village, histoire de nous familiariser un peu avec les lieux avant la tombée du jour.
Ikram nous guide à travers un dédale de rues en terre battue vers le repère de sa guilde: les Terribles Serpents à Sonnettes des Sept Mers du Sud–Sud-Est (ou simplement Les Serpents, pour les intimes), un groupe bigarré de pirates du désert enturbannés, vêtus de foulards multicolores et parés de bijoux chatoyants, avec un certain talent pour la fourberie, l’espionnage et les assassinats (c’est d’ailleurs l’une des quelques organisations criminelles de Bicolline).
«Coup de canon!», crie subitement l’un d’entre eux, nous faisant signe de nous écarter alors que son compagnon dévoile une imposante pièce d’artillerie. Une détonation assourdissante retentit, sous les vivats des Serpents, qui remplissent nos chopes de cidre en rigolant.
Ainsi ravitaillés, nous poursuivons notre chemin vers le campement de la Kabbale, où l’on remplit à nouveau nos verres de cidre bien frais en nous parlant des dernières additions aux bâtiments, dont un four à pizza en briques baptisé Auschwitz (sic). On découvre ensuite l’oasis reculée du Lotus No Chi, une guilde inspirée du Japon féodal du 16e siècle, puis le Great Hall où se tiennent les festins et les rites cérémoniaux de La Meute, un clan viking. Nous y faisons la connaissance d’Einhar, un Viking à la langue bien pendue, qui nous fait visiter sa «maison haute» (une référence aux maisons longues traditionnelles en Scandinavie médiévale, nous explique-t-il avec un clin d’œil).
L’imposante structure de bois abrite plusieurs petites chambres donnant sur une grande pièce tout en hauteur, au centre de laquelle trône un immense lit recouvert de couvertures, de fourrures et de coussins, que notre hôte désigne comme «la Dèche». «Il n’y a qu’une seule règle pour aller dans la Dèche: pas le droit de chaussures. Sinon, tout est permis», précise Einhar avec un regard lubrique et un sourire en coin. Nous n’avons pas poussé l’investigation plus loin...
Raid nocturne
Aux dernières lueurs du soleil, nous regagnons la grande place du village pour nous remplir la panse en prévision de la nuit de festivités qui nous attend.
Pour le plus grand plaisir des petits et des grands, un spectacle opposant de terrifiantes créatures fantastiques à de preux chevaliers était présenté dans la Fosse aux monstres, suivi d’une compétition d’hommes forts et d’un impressionnant numéro de cracheurs de feu.
Dans les campements, les bardes et les troubadours font chanter et danser la populace.
Dégourdi par le cidre et la bière qui coulent à flots, je me laisse emporter dans le jeu, sautant d’un camp à l’autre pour trinquer avec mes nouveaux compagnons. Bientôt, je me retrouve entraîné dans un sanglant raid nocturne contre une guilde rivale. Alors que j’observe l’action un peu en retrait, un assassin surgit brusquement de l’ombre derrière moi. Prononçant quelque incantation maléfique, il me tranche la gorge d’un coup sec de sa dague. Ouïe, je suis mort!
...
Miraculeusement ressuscité, je continue mon chemin vers le camp des gitans, où on me propose de participer à un jeu de boisson appelé la Pyramide. Ne voulant déplaire à mes hôtes, j’accepte volontiers... Une grossière erreur, qu’on mettra sur le compte de ma naïveté de joueur inexpérimenté.
Quelques verres en trop plus tard, je rentre en titubant vers l’ambassade d’Haldorf, où m’attend mon lit de fortune. Note à moi-même: ne plus jamais faire confiance à un gitan. La suite des choses est un peu confuse dans ma mémoire d’ivrogne, mais j’ai un vague souvenir d’avoir croisé le Sauveur en personne, Jésus – qui, fait étonnant, parlait anglais – qui m’a pris par le bras pour me parler d’anges, de péchés et de fin du monde.
Enfin, je regagne ma couche, un simple sac de couchage posé à même le sol en bois dur. Terrassé par la fatigue et l’alcool, je m’endors à peine la tête posée sur l’oreiller, tout habillé et mes bottes maculées de boue encore aux pieds.
Le Jour de la Grande Bataille
Je me réveille à l’aurore, la bouche pâteuse et la tête en compote. Un peu d’eau fraîche sur la nuque et un déjeuner digne d’un guerrier derrière la ceinture, et je suis sur pied. Au diable la douche, l’odeur de sueur ne rendra l’expérience que plus authentique.
Un soleil de plomb brille sur Bicolline, la journée s’annonce chaude et humide. Déjà, le village commence à s’activer en vue de la Grande Bataille, le point culminant de la semaine. Pendant que les parents enfilent leurs armures et passent leurs armes en revue, les enfants gambadent librement, s’exercent avec leurs épées en mousse ou tentent leur chance à des jeux de hasard.
Un garçon d’une dizaine d’années, les cheveux longs jusqu’à la taille, me tend un paquet de cartes d’équipement: «Je vais les vendre pour 100 Solars pour m’acheter un Solar en or pour ma collection», m’explique-t-il.
Le jeu géopolitique
Ici, une petite parenthèse s’impose. Si les habitants de Bicolline accueillent les visiteurs à bras ouverts, le système de jeu, quant à lui, est nettement plus hermétique pour les non-initiés.
Le jeu repose sur deux grandes bases: le jeu de terrain, soit les batailles physiques et les différentes quêtes que les joueurs doivent accomplir, et le jeu géopolitique, qui permet aux guildes et à leurs seigneurs d’étendre leur influence dans le monde virtuel de Bicolline avec le commerce, la religion ou en se lançant dans des guerres sans merci. Toute action entreprise dans le jeu géopolitique peut cependant avoir des répercussions sur le terrain, et vice-versa. Par exemple, entrer en guerre contre un royaume ennemi pourrait vous obliger à défendre votre territoire sur le champ de bataille.
Ce jeu virtuel repose sur différents éléments représentés par des cartes à jouer: populations, marchandises, main-d’œuvre, unités de combat et, bien entendu, les Solars, qui ont également cours dans le jeu physique, où on peut les échanger contre de la bière, des armes, ou encore contre un massage au salon des Mille et une mains.
À lui seul, le règlement du jeu géopolitique fait 179 pages. Il m’aurait fallu beaucoup plus que deux jours à Bicolline pour pouvoir même espérer en maîtriser les bases.
À la guerre comme à la guerre
De retour au village, les guerriers en armures rutilantes envahissent les rues, armés jusqu’aux dents. Dans la chaleur suffocante, une lente procession s’amorce vers le champ de bataille, sur la colline opposée au village. L’heure de la Grande Bataille approche.
Autour du champ de bataille, les troupes se déploient sur plusieurs fronts, révisent leurs stratégies et préparent leurs lourds engins de guerre. À l’autre bout de la clairière, quelques dizaines d’observateurs sont rassemblés dans le fort nouvellement construit, attendant impatiemment le début du combat.
C’est alors que le son du cor résonne sur la plaine, annonçant le début des hostilités.
La terre tremble sous nos pieds alors que près de 1500 personnes s’élancent sur le champ de bataille, brandissant sauvagement leurs lances, leurs haches et leurs épées. Dans un vacarme épouvantable, deux guildes rivales se heurtent de plein fouet, boucliers contre boucliers, les flèches des archers sifflant de part et d’autre. À quelques pas de moi, un énorme engin de siège décoche des projectiles en mousse de la taille d’une lance en direction du camp ennemi.
Poussant un rugissement à glacer le sang, une terrifiante créature mi-homme mi-bouc déferle alors sur le champ de bataille en faisant tournoyer deux énormes fléaux aux pics acérés, terrassant tout ce qui a le malheur de se trouver dans son sillage. Heureusement, un héroïque guerrier runique arrive bientôt à la rescousse: seule son épée magique peut blesser le monstre.
Partout sur le champ de bataille, les joueurs tombent comme des mouches, certains sous les coups de leurs adversaires, d’autres simplement sous la chaleur implacable. Je cuis littéralement au soleil dans ma simple tunique en coton, j’ose à peine imaginer l’enfer que doivent vivre les pauvres soldats sous leurs cottes de mailles et leurs lourdes cuirasses.
Après environ 45 minutes d’affrontements, le cor retentit à nouveau pour signaler la fin de cette première bataille (de quatre), sonnant aussi pour moi la fin de mon séjour. Il est temps pour Justine et moi de faire nos adieux au monde fantastique de Bicolline et de regagner le monde réel.
Mais la guerre est loin d’être finie pour les combattants, qui profitent de ce bref répit pour reprendre leur souffle sous le couvert des bois en attendant le signal de la prochaine bataille.
Alors que nous nous éloignons vers le stationnement, l’écho des cris victorieux résonne encore jusqu’à nos oreilles.
P.-S. – Pour répondre à nos trois questions du début :
- Certains joueurs sont plus zélés que d’autres et vont jusqu’à prendre un accent qu’ils garderont pendant tout leur séjour. D’autres se contentent simplement de se costumer.
- Des douches payantes sont disponibles, mais la plupart des Bicollinois préfèrent se laver dans la rivière. Des toilettes chimiques sont dissimulées derrière des rideaux afin de ne pas nuire au décorum, mais préparez-vous à faire la file aux heures de pointe.
- Non, et c’est une belle occasion de décrocher complètement du monde moderne !
P.-P.-S. – Un énorme merci aux bons samaritains qui nous ont donné un lift jusqu'au stationnement no 7, à près de 10km du site. Vous êtes le parfait exemple de l'esprit de camaraderie qui règne à Bicolline!