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Mon père

Mario Marcil


Quand j’avais cinq ou six ans, j’ai reçu par la poste pour mon anniversaire une carte de souhaits de mes grands-parents paternels. Ce genre de carte commerciale à l’intérieur de laquelle on peut lire un message imprimé. Mes grands-parents avaient ajouté quelques mots pour la personnaliser, avant de la signer. Je me souviens très bien d’avoir noté la calligraphie hésitante de mon grand-père. Mais, surtout, d’avoir remarqué qu’il y avait des fautes de français dans ces quelques mots. Cela m’avait frappé. Je ne comprenais pas. J’étais déjà un lecteur boulimique et mes parents valorisaient la maîtrise du français. Comment se pouvait-il que mes grands-parents fissent des fautes?

Mon père m’a alors un peu expliqué. Je suppose que je fleuris l’histoire, 40 ans plus tard. Et que l’explication, j’ai du la comprendre doucement pendant plusieurs années suivant cet événement. N’empêche. C’est à ce moment que s’est déclenché quelque chose. Papa m’a expliqué que ses parents n’avaient pas eu la chance d’aller à l’école longtemps. Que son père, D’Arcy, avait trimé dur comme «finisseur de ciment» l’été – il travaillait pour la voirie à Ville LaSalle et était affecté à la construction des trottoirs – et comme opérateur de souffleuse, l’hiver. Cependant que ma grand-mère s’occupait de la maison et de ses deux enfants, mon père et sa sœur aînée.

Mon père était né en 1946. Il mourait à 6h15 du matin il y a de cela exactement neuf ans, le 24 novembre 2006, au trop jeune âge de 60 ans. Il avait fait des études universitaires en mathématiques, puis avait obtenu l’un des premiers diplômes de maîtrise en informatique décernés au Québec (alors une spécialité des mathématiques) de l’Université de Montréal peu après ma naissance, en 1970. Il a fait une carrière d’abord technique, au ministère de l’Éducation du Québec où il a contribué à informatiser le système de gestion des dossiers étudiants. Puis dans le secteur public comme au privé, il a poursuivi comme gestionnaire de grands projets informatiques. Il était passionné de poésie – Prévert, l’OuLiPo, Pérec – comme d’arts visuels: sa bibliothèque d’ouvrages sur Dalí, son peintre préféré, est, j’en suis persuadé, l’une des plus complètes au monde. Ses talents de dessinateur, de peintre et de sculpteur se doublaient d’un redoutable travaillant qui se faisait également efficace bûcheron, menuisier ou cuisinier.

Comment le fils d’un modeste ouvrier vivant dans l’incertitude et la précarité et d’une femme à la maison aux mille talents, mais tout autant dépourvue d’instruction, comme on disait alors, a-t-il pu avoir ce parcours? C’est que mon grand-père et ma grand-mère, tout aussi analphabètes fonctionnels, comme on le dirait aujourd’hui, et dépourvus de moyens financiers, croyaient fermement en la valeur de l’éducation supérieure. Comme tous les parents, ils souhaitaient le meilleur pour leur fils. Mais souhaiter le meilleur ne suffit pas, lorsqu’on n’a pas les moyens de ses ambitions.

Faites le calcul. Il était né en 1946. Il avait donc 20 ans en 1966. Il appartient aux toutes dernières cohortes qui ont fait le Collège classique avant la création des cégeps. Ça coûtait la peau des dents à l’époque, faire des études supérieures. Ses parents ont dû faire des sacrifices gigantesques pour qu’il se rende jusqu’à la maîtrise. Le parcours professionnel de sa sœur aînée a été sacrifié au profit de celui du mâle de la famille, bien évidemment.

Mais, surtout, il a bénéficié de la formidable révolution qui se réalisait à ce moment. On l’a appelé «tranquille», mais elle ne l’était pas tant. Elle grondait profondément, elle bouleversait l’ordre établi et elle a permis à mon père de vivre ce que peu de générations connaîtront: la mobilité sociale. De passer de la classe ouvrière qui en arrache à la classe moyenne matériellement confortable, accédant aux bonheurs de la culture et à une vie professionnelle tout autant que citoyenne enrichissante, éclairée et critique du pouvoir.

La vie vécue par mon père n’aurait pas été possible sans la détermination de ses parents, leur sacrifice et celui de sa sœur, mais non plus sans les institutions collectives qui se mettaient en place au même moment. La seule volonté de mes grand-parents n’aurait pas suffi. Il a fallu que collectivement nous offrions à des gens comme lui la possibilité d’accéder non pas à une vie confortable, mais à une vie bonne. S’il est mort trop tôt, il a néanmoins vécu une vie riche de culture et d’expériences, d’humanité et d’amour de la connaissance qu’il savait tellement précieux. À l’heure où le gouvernement Couillard sabre dans le réseau de l’éducation, l’histoire de mon père me dit qu’on désire peut-être, sans le nommer, revenir à une sombre époque.

Car peut-être que lorsqu’il tentait de m’expliquer d’où il venait, d’où je venais, il essayait aussi de me dire qu’on ne se fait pas tout seul, on se fait avec notre famille ou nos proches, mais aussi grâce à des outils et des leviers collectifs qu’on appelle l’État. Que l’un, l’initiative privée, ne s’oppose pas à l’autre, l’action collective, mais se complètent.

Il y a neuf ans mourait dans les bras de son amoureuse depuis leurs 18 ans et dans les miens, Mario Marcil, son mari et mon père. Attentionné autant que bougon, sociable et renfrogné, rigolo, mais profondément mélancolique, il était un homme de profondes contradictions. Le deuil est fait depuis longtemps, bien sûr. Le temps passe, on a tendance à conserver davantage les beaux souvenirs – et à les embellir – que les défauts et les mauvais côtés. Mais je constate que ces derniers, minimes au demeurant, le temps permet de mieux les comprendre, de donner du sens à cette complexité humaine. Je sais qu’il manque beaucoup à bien des gens, famille, amis, collègues et, surtout, à ma mère. Il nous a tous légué quelque chose de précieux, j’en suis persuadé. Il poserait son doux regard bienveillant sur nos réussites et nos peines, s’il en avait la possibilité.

Ce qu’il a été, il le devait autant au miracle de la génétique, à l’amour et aux sacrifices de ses parents et de sa sœur que de notre volonté collective de prendre soin des nôtres.

 

Nota bene: À propos de la photo: la marguerite était sa fleur favorite et le bouquet de mariée de ma mère n’était que marguerites, cueillies par sa plus jeune sœur.







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