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Le «spin» du «dénigrement» des médecins

Diane Francoeur
Photo Le Journal de Québec, Simon Clark Madame Diane Francoeur, présidente de l'influente Fédération des médecins spécialistes du Québec.

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Ce matin, Diane Francoeur, présidente et successeure de Gaétan Barrette à la tête de l’influente Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) réagissait au rapport de la Vérificatrice générale.

Un rapport troublant selon lequel, entre autres choses, «les médecins auront 800 millions $ de plus dans leurs poches en raison de coûteuses erreurs du ministère de la Santé»; la Régie de l’Assurance-maladie n’aurait vérifié que 2% des facturations soumises par les médecins; «60 % du matériel de radiothérapie des hôpitaux a dépassé sa durée de vie utile»; etc...

Le tout menant à des compressions imposées ailleurs dans le système de santé pour pallier de tels coûts.

Le Journal publiait d’ailleurs cette semaine un tableau détaillé du «revenu brut moyen» des médecins selon les spécialités.

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Les réactions outrées au Québec n’ont évidemment pas manqué. En pleine austérité – ou pas par ailleurs -, un tel portrait est choquant.

Selon Mme Francoeur, les critiques exprimées ne seraient toutefois que du «dénigrement». Le «dénigrement des médecins doit cesser », lance-t-elle.

«Les médecins ne méritent pas de se faire traiter dans la boue. Ils sont tristes, blessés, frustrés, choqués parce qu’ils entendu à leur endroit. (...) Les médecins sont vraiment attristés par le spin médiatique. On invente des histoires pour casser du sucre sur leur dos. Il s’est dit un paquet de niaiseries», ajoutait-elle-même sans broncher.

Comme tentative d’imposer elle-même un «spin» en campant ses membres dans un rôle étonnant de «victimes», bravo pour l’effort. Le problème est toutefois que ce n’est, en effet, qu’un «spin».

Jolie tentative de diversion, mais dans les faits, qui «dénigre» les médecins au Québec? On aimerait bien le savoir, trop occupés que nous sommes à remercier les dieux lorsqu'on a la chance d'en avoir un ou trop occupés que nous sommes à passer des dizaines d'heures à l'urgence à attendre d'être soigné ou trop occupés que nous sommes à tenter d'en voir un dans une clinique sans rendez-vous.

Le véritable problème ici est de nature politique et budgétaire. Il se trouve dans un «rattrapage» de revenus pour les médecins dont les gouvernements et la RAMQ ont perdu le contrôle.

Il est dans des «ententes» négociées avec les fédérations de médecins qui, à leur face même, sont très onéreuses pour les moyens financiers, limités nous disent pourtant les gouvernants, du Québec.

Et ce, sans compter la «normalisation» récente par loi de «frais accessoires» chargés directement par des médecins à leurs patients. Des frais qui, pour certains patients,  constituent un obstacle financier à leur accès aux soins.

Bref, l’austérité à géométrie variable n’est pas une option acceptable de gouvernance. Ni sur le plan budgétaire, ni sur le plan de l’éthique. Elle est néanmoins le lot d'une vaste majorité de Québécois.

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La responsabilité première

Dans les faits, la responsabilité de ce problème est en tout premier ressort celle des gouvernements dont le rôle est de gérer – et même, osons le dire pour ceux qui l’auraient oublié -, de protéger le bien public et le bien commun. Les critiques visent donc les décideurs publics et accessoirement, comment l'oublier, les dirigeants de fédérations médicales avec lesquels ils «négocient». Je dis accessoirement pour ces derniers parce que les élus au pouvoir sont ceux qui détiennent les cordons de la bourse publique.

Mme Francoeur aura beau tenter de présenter les médecins en victimes d’un présumé opprobre public, les Québécois savent très bien qui sont les vrais responsables de ces coûts devenus exorbitants au moment même où c'est la tronçonneuse du président du Conseil du trésor qui épargne les médecins.

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Culture «médicale» ou «entrepreneuriale»?

Et cette générosité sans compter à même les fonds publics et négociée par des ministres médecins avec d’autres médecins présidant les fédérations médicales pose un autre problème. Celui-là, c’est à craindre, risque de s'installer sur un bien plus long terme.

Ce problème est l’émergence d’une culture médicale de plus en plus entrepreneuriale.

Pas chez tous les médecins, bien heureusement, mais une culture qui se transforme néanmoins peu à peu sous l’impulsion d’une bourse publique qui les paie beaucoup et sans vérifier ce pour quoi elle paie.

Vous me permettrez donc ici de reproduire une analyse que j’en faisais en juillet dernier. Le titre, justement : Culture «médicale» ou «entrepreneuriale»?

Le texte est un brin long, je vous en avertis si le sujet vous intéresse, car il aborde la question sous plusieurs angles.

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CULTURE «MÉDICALE» OU «ENTREPRENEURIALE»? (7 juillet 2015) - (Pour les liens indiqués dans le texte, voir la version postée originellement ici.)

En politique comme dans la vie, les mots comptent. Surtout lorsqu’on sait bien les manier ou, diraient certains, qu’on sait bien les manipuler...

Prenez un exemple parmi d’autres : le mot «normaliser».

Le Larousse en donne trois définitions possibles, dont les deux suivantes : 1) Fixer ou appliquer une norme à quelque chose, à une production ; 2) Faire entrer une relation dans la règle commune, dans l'état habituel, supprimer la tension qui existait.

Il en va donc ainsi pour ces fameux «frais accessoires» chargés aux patients pour certains produits ou procédures.

Des frais de plus en plus répandus dans les cliniques médicales où travaillent des médecins pourtant rémunérés à même les fonds publics par la Régie de l’assurance-maladie du Québec (RAMQ).

Alors qu’on serait en droit de voir ces mêmes frais comme une ponction qui, à sa face même, est contraire à la lettre et à l’esprit de notre système de santé public, le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, entend plutôt les «normaliser» tout en les «encadrant».

Pour justifier cette «normalisation», voyons comment il s’en justifie : «Je pourrais très bien arriver et dire, à partir de maintenant, je couvre la totalité du service en question dans la RAMQ. Mais quand j’ai fait l’évaluation récemment — ça fait un mois que je suis là-dessus —, c’est une facture qui peut grimper jusqu’à au moins 50 millions de dollars. Est-ce que moi, j’ai les moyens de ramener dans le public toutes ces activités ? La réponse à ça, budgétairement, c’est non. Maintenant, est-ce que je peux mettre en place une réglementation qui vient normaliser la situation, c’est-à-dire enlever toute possibilité d’abus et encadrer d’une façon très serrée le coût au patient et l’uniformiser, la réponse c’est oui. »

Fascinant, non ?

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Normaliser une anormalité

Le ministre parle ici au «je» lorsqu’il s’agit en fait de deniers publics, soit l’argent des contribuables.

Criant famine sur le plan budgétaire, le voilà qui officialise d’un trait une pratique qui, dans les faits, «normalise» une anormalité dans un système de santé public et universel dont l’accès ne doit pas reposer sur les «moyens» financiers individuels des citoyens.

Jolie pirouette sémantique, mais également politique et philosophique.

Toujours pour justifier cette «normalisation», le ministre pousse le raisonnement d'un cran: «Le fait d’avoir une partie payante dans certaines circonstances en cabinet, c’est clairement quelque chose qui est accepté au moment où on se parle. Un moment donné, il faut arrêter d’être hypocrite collectivement et de se mettre la tête dans le sable. Ça existe, les gens s’en servent et la majorité des gens qui s’en servent sont bien contents avec ça.»

Wow.

Essayez donc, une minute, de refuser de les payer en clinique. Comment pensez-vous que cette ou ce patient y sera traité ?

Voir un médecin en clinique n’est tout de même pas l’équivalent d’une visite au Costco où vous êtes libre d’«acheter» ou pas un «produit». C’est une visite médicale basée sur un système de santé où la carte de crédit n’est pas supposée s’ajouter à la carte d’assurance-maladie...

Et pourtant, qui n’en a pas payé de ces «frais accessopires»?

Ou qui ne s’est pas fait suggérer, fortement, de passer une colonoscopie ou autre procédure au «privé» pour supposément éviter les longues listes d’attente au public ?

Qui ne s’est pas fait demander : «avez-vous une assurance collective ou privée» ?

On parle beaucoup aussi beaucoup de ces fameuses gouttes ophtalmologiques chargées systématiquement par certains spécialistes à grands frais.

On pense aussi à des cliniques où même une simple prise de sang encoure des frais «accessoires». Etc., etc...

Et qu’aurait voulu le ministre ? Une révolution dans les rues pour comprendre que dans des situations comme celles-ci, les patients se sentent bien plus «otages» que «bien contents» ?

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Docteur Inc.

En tout respect pour la profession médicale et son caractère essentiel pour toute société, il n’en reste pas moins qu’au Québec, au fil des ans, les gouvernements ont encouragé la mutation de la culture médicale en une culture de plus en plus entrepreneuriale.

S’il est évident que ce ne sont pas tous les médecins qui y succombent, heureusement, elle s’installe néanmoins à demeure.

La «normalisation» des frais accessoires n’en est que le dernier chapitre à date.

Les autres chapitres comprennent notamment des augmentations substantielles de la rémunération des médecins généralistes et spécialistes en guise de «rattrapage».

Sans oublier l’incorporation des médecins permise en 2007 par le ministre de la Santé de l’époque, Philippe Couillard. Cette mesure vise essentiellement à réduire la «charge fiscale» des médecins.

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Une «normalisation» décriée de toutes parts

Selon Francis Livernoche, secrétaire-trésorier du regroupement Médecins québécois pour un régime public, «normaliser» les frais accessoires même en les «encadrant» «vient bafouer le droit à la santé pour tous. Si on veut rester dans l’esprit de la Loi canadienne sur la santé, toute tarification constitue une barrière tarifaire qui limite l’accessibilité des soins. Cela vient consacrer un système à deux vitesses dans lequel celui qui a plus d’argent va pouvoir avoir un accès plus rapide à des soins de santé. C’est une attaque frontale au principe de gratuité du réseau public. »

L’art de bien résumer la problématique en jeu.

Idem pour la docteur Yun Jen, présidente de l’Association médicale du Québec (AMQ) : «On salue la transparence et le courage du gouvernement de reconnaître qu'il y a un problème, que ça existe et qu'actuellement, ça amène un système à deux vitesses. On salue l'intention de vouloir apporter un encadrement juridique, mais en même temps, on parle de normaliser les frais accessoires. Donc, pour moi, la normalisation des frais accessoires implique de considérer que ce sont des frais normaux, donc acceptables.(...) ça va à l'encontre des principes d'universalité et de gratuité. On est en train de franchir un pas qu'on n'avait pas franchi avant».

Résultat de l’ensemble de l’œuvre : une demande en recours collectif dont l’avocat responsable est Cory Verbauwhede.

Selon Me Verbauwhede, il est même possible que cette «normalisation» soit à terme interdite par la Loi canadienne sur la santé, : «Si le Québec va de l'avant avec son amendement, la province pourrait perdre plusieurs millions en transferts fédéraux, comme ce fut le cas en Alberta en 1995». À suivre...

L’avocat pointe également du doigt ce qu’il décrit comme étant du «laxisme» de la part du Collège des médecins. Sans compter celui de la RAMQ...

Une autre dénonciation vient d’une «coalition de six organismes qui accusent le ministre Gaétan Barrette de privatiser le système de santé».

Dans ce même reportage de TVA, Ginette Plamondon de l'Association des retraités en éducation et en services publics met le doigt sur le bobo. «Nous refusons de payer pour des frais qui devraient être couverts par le régime public», lance-t-elle. «On m'a chargé 80$ pour une petite goutte dans chacun des yeux. J'ai appris que la petite goutte coûte 1,8 cent». Misère...

Me Werbauwhede ajoute même ceci : «nous avons reçu des factures en ophtalmologie pour des cataractes. 3000$ dollars de plus que ce que le médecin est payé par la RAMQ. En gastroscopie, la facture s'élève à 540$ de plus que ce que le médecin est payé par la RAMQ». Alors que, selon l'avocat, les médecins reçoivent déjà des montants de la RAMQ pour leurs cabinets.

Et le reportage d’ajouter un élément encore plus troublant : «en juin dernier, le consultant pour l'Association des cliniques médicales, David Levine, a affirmé que la rémunération supplémentaire pour travailler en clinique frôle les 800 millions de dollars. Seulement la moitié de la somme serait réinvestie dans les cliniques. Où sont allés les autres 400 millions?».

Puis, ce mardi matin, voilà que Le Devoir nous apprend maintenant que le ministre de la Santé «reporte à une date indéterminée l’entrée en vigueur des articles du Code de déontologie des médecins qui interdisent les frais accessoires et autres avantages financiers. Ces articles devaient entrer officiellement en vigueur le 7 juillet, mais plusieurs cliniques menaçaient de fermer leurs portes et réclamaient une intervention rapide de Québec. Le ministre a l’intention de s’attaquer au problème des frais accessoires par le biais du projet de loi 20 à l’automne. D’ici là, le gouvernement a adopté la semaine dernière un décret qui permet le statu quo».

La belle affaire...

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Une privatisation croissante

Dans les faits, le système de santé est de moins en moins public. Et ce, depuis les premières compressions majeures courtoisie du «déficit-zéro» sous le gouvernement de Lucien Bouchard. Près de 30% des dépenses en santé au Québec sont en fait déjà de nature privée.

La vraie question, le véritable choix à faire est donc à savoir si l’on doit continuer dans cette direction ou mettre les freins?

Si l’objectif est d’assurer un accès à des soins indépendamment des revenus des patients – ce qui est le premier objectif de notre système -, la réponse est claire : mettre les freins. Mais qui le fera?
 

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Qui en sera le gardien?

Le problème est qu’à la lumière de cette culture médico-entrepreneuriale qui s'installe, c’est à se demander qui sera le gardien, le vrai, l’authentique, d’un système de santé véritablement public et universel?

Ce qui nous amène à une autre nouvelle. Celle-là passée presque inaperçu.

Le 26 juin dernier, Le Devoir rapportait que la Cour supérieure du Québec, dans un jugement rendu le 16 juin, «vient renforcer le principe d’étanchéité entre les systèmes de santé public et privé en refusant de laisser des médecins participants au régime public et des non-participants pratiquer ensemble au sein d’un même centre médical spécialisé».

Pour lire le jugement, c’est ici.

Or, comme le monde est petit, l’élément le plus intéressant de la nouvelle est que ce jugement est en fait le produit d’un recours lancé en 2010 en partie par la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) sous la présidence à l’époque de Gaétan Barrette – aujourd’hui ministre de la Santé.

En 2010, la FMSQ visait à faire tomber le «mur» qu’avait jadis érigé un certain Philippe Couillard lorsqu’il était lui-même ministre de la Santé. Un «mur» qui empêchait une clinique d’embaucher à la fois des médecins participants ou non participants au régime public de santé.

Ce «mur» découlait d’un principe d’«étanchéité» voulant qu’un médecin qui s’est retiré du système public – donc, un médecin dit «non participant» - soit obligé de travailler dans une clinique complètement privée. Question de «maintenir l’imperméabilité la plus totale entre le public et le privé» en s’assurant qu’un médecin dit «non participant» ne profite pas des services d’une clinique où des fonds publics servent à couvrir certains salaires ou autres éléments.

Pour la juge Marie-France Courville, «la volonté de préserver le régime public d’assurance maladie constitue un but réel et pressant et le gouvernement a compétence, en vertu de la Constitution, pour légiférer et décourager un système de santé parallèle. (...) et assurer l’étanchéité du financement public de manière à ce que la capacité de payer d’un individu n’entre pas en ligne de compte dans l’accès aux soins».

Relisez ce dernier passage, il est crucial.

Question : les frais accessoires ne constituent-ils pas justement la prise en compte de «la capacité de payer d’un individu» «dans l’accès aux soins» ? Poser la question, comme dit l’autre...

Or, dans cette requête déposée en 2010, la FMSQ que présidait Gaétan Barrette aux côtés du Dr Claude Trépanier, président de l’Association des anesthésiologistes du Québec, s’opposaient à ce même «mur» d’étanchéité entre le privé et le public en invoquant la «liberté» d’un médecin de choisir ou il ira «dispenser des traitements médicaux spécialisés (établissement, cabinet privé ou pratique mixte)».

Cela, disaient-ils, «fait partie des décisions importantes et surtout fondamentales qu’il peut prendre dans sa vie personnelle et professionnelle et que rien ne justifie l’État de contrecarrer ce choix».

Relisez ce dernier passage, il est tout aussi signifiant.

Dans une telle vision, le fait qu’il existe au Québec et au Canada un système de santé public payé à même l’argent des contribuables pour en assurer un accès qui ne serait pas basé sur les revenus des patients serait un élément tout à fait secondaire face à cette liberté présumée des médecins d’exercer leur profession comme bon leur semble.

On voit ici poindre une vision fortement individualiste et mercantile de la médecine.
Révélateur et inquiétant...

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