Pas tous, monsieur Couillard, pas tous
Pas tous, monsieur Couillard, pas tous
Au cours d’un point de presse, le premier ministre Philippe Couillard a évoqué la réalisation attendue d’un train électrique entre l’aéroport de Dorval et le centre-ville de Montréal. Ce projet, qu’on croyait renvoyé aux calendes grecques depuis toujours, est considéré par ses défenseurs comme incontournable pour revamper l’image de Montréal pour les touristes qui y débarquent. M. Couillard se disait – à juste titre – enthousiaste. Il faut dire que le trajet en voiture ou en autobus entre l’aéroport et le centre-ville évoque davantage une banlieue assiégée que l’avenue fleurie menant au cœur d’une grande métropole. Cela dit, le premier ministre a échappé quelques mots qui en disent long sur la perception qu’il a de sa position dans la société.
Face aux journalistes, exprimant son enthousiasme envers le projet, le premier ministre a prononcé ces mots:
Vous savez, on va tous à l’étranger – pas tous, mais ceux qui ont la capacité de voyager y vont – pis quand je reviens de l’étranger je suis toujours un peu déçu quand j’arrive à Montréal pis que je dois me rendre au centre-ville par rapport à ce que je vois dans les autres pays.[1]
«On va tous à l’étranger» a été la vision instinctive que le premier ministre de ses semblables. Sans faire de la psychanalyse à cinq sous, qu’il se soit immédiatement repris en dit long sur sa classe sociale et le peu de naturel de M. Couillard à se mettre à la place de la population qu’il représente.
Car, effectivement monsieur le premier ministre, ça n’est pas tous les Québécois qui ont la «capacité» de voyager et de constater combien l’herbe verdoie davantage chez nos voisins qu’à Montréal. On ne crucifiera pas politiquement le premier ministre à cause d’une petite phrase somme toute anodine. Elle reflète néanmoins la grande déconnexion de nos élites politiques. Les chefs des trois principaux partis à l’Assemblée nationale sont riches, voire très riches, par rapport à la vaste majorité de leur électorat, comme c’est le cas de la plupart des politiciens du monde. Plusieurs d’entre nous n’ont pas l’impression d’être représentés par ces riches hommes blancs.
Pas pour rien, dans ce contexte, que les plus populistes d’entre eux et d’entre elles aient le vent dans les voiles, à droite comme à gauche (Trump, Sanders, Le Pen, Varoufákis, notamment): une large proportion de la population en Europe et dans les Amériques (entre autres) sent, à juste titre, que les élites politiques sont insensibles à leurs difficultés et à leurs souffrances. C’est sans compter leur copinage avec les élites économiques, qui ajoute à ce sentiment. Un discours qui pourfend cette collusion et cette indifférence ne peut que trouver une écho favorable.
Si on ne peut pas reprocher à M. Couillard ses origines bourgeoises ni ses succès professionnels, on est en droit de s’attendre à ce qu’il comprenne la réalité socio-économique des Québécois. Son appartenance à la classe favorisée n’excuse pas cette insensibilité. Nous avons connu plusieurs bourgeois qui ont été sensibles aux droits humains, aux exclus et à la souffrance de leurs semblables. On peut penser, par exemple, à Claire Casgrain ou à Jacques Parizeau, qui étaient tous deux dotés d’empathie et ont défendu la justice sociale.
L’empathie n’est pas un vain mot, elle permet de comprendre le monde dans lequel on évolue et de fonder une pensée politique qui y réponde. Le réflexe langagier de M. Couillard, et sa correction, est anecdotique, mais révélateur de l’effort que nos élites doivent faire pour se mettre à la place de la majorité de la population. S’il n’est pas naturel pour le premier ministre de penser que ça n’est pas tous les Québécois qui ont la «capacité» de voyager de par le monde, imaginons que ça doit l’être encore moins d’imaginer ce que c’est que de n’avoir pas la «capacité» à remplir son frigo la dernière semaine du mois. Ou de perdre son emploi à 55 ans en n’ayant pas eu la «capacité» de poursuivre des études supérieures. M. Couillard – comme tous les élu-e-s évidemment – devrait avoir un peu plus la «capacité» de connaître la réalité parfois très souffrante de la population. Nous ne faisons pas tous partie de la classe privilégiée, monsieur le premier ministre. Pas tous.
[1] On peut l’entendre sur l’«audiofil» de Radio-Canada, par exemple au bulletin de 10h du 10 avril à environ 2 min. 30 sec.