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Merci Uber!

Quatre députés de la Commission des Transports de l'Assemblée nationale
François Daoust, Martine Ouellet, Claude Surprenant et Amir Khadir, membres de la Commission Transports et Environnement

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Les audiences publiques ont permis à nos députés québécois de faire un saut quantique dans leur maîtrise de notre monde numérique.

J’avoue que je m’attendais au pire au moment de lire l’intégrale des transcriptions des «auditions publiques sur le document d’information sur le transport rémunéré de personnes par automobile» de la Commission des transports et de l’environnement de notre Assemblée nationale.

Pour commencer, l’un des quatre sujets annoncés de la consultation était «l’émergence de nouveaux modèles d’affaires permis par de nouvelles technologies». Or, le mince «document d’information» produit par le ministère des Transports, de la Mobilité durable et de l’Électrification des transports ne fournissait aucune description de l’éventail des nouvelles possibilités justement offertes par les technologies numériques. Voulait-on discuter intelligemment, ou pas?

Apparemment, nos députés amorçaient — encore une fois — du mauvais pied une discussion à forte composante numérique

Ensuite, dès l’ouverture des audiences, le ministre Jacques Daoust déclare que la consultation ne portera plus que sur les trois autres sujets annoncés: la sécurité des usagers, l’amélioration des services offerts et la mise en place d’un environnement d’affaires équitable. Les nouveaux modèles d’affaires permis par de nouvelles technologies avaient disparu de la liste officielle des sujets de consultation. Oups?

Apparemment, nos députés amorçaient — encore une fois — du mauvais pied une discussion à forte composante numérique.

Fumisterie numérique

Trop souvent, nous, citoyens et députés, avions joué dans ce mauvais scénario où on nous a fait carrément jouer les rôles de dindons de la farce.

Par exemple, dans le dossier du projet de Carte Accès Santé Québec à microprocesseurs au tournant des années 2000. Les technocrates de la Régie d’assurance maladie du Québec (RAMQ) avaient trop aisément réussi à convaincre le Conseil des ministres et trois ministres de la Santé successifs – Marois, Trudel et Legault – qu’il n’existait qu’une seule alternative possible: ou ce projet de carte à puce tel que proposé; ou le statu quo des dossiers patients papier.

C’était mensonge pur et simple. Il existait de nombreux modèles d’informatisation des services de santé. Et seulement pour la carte à puce, il existait aussi des dizaines de manières très différentes de la configurer et de l’employer. Après tout, le microprocesseur de la carte n’est-il pas un microordinateur, programmable comme on veut, à faire travailler avec d’autres ordinateurs, programmables comme on veut?

Les audiences publiques révélèrent que la RAMQ avait développé son projet Carte Accès Santé Québec sans aucune étude des besoins des patients et des professionnels de la santé. Aucune. D’ailleurs, cette carte allait relier des cliniques et établissements dont les dossiers n’étaient pas informatisés. Et l’emploi de la carte était si mal conçu qu’il en résultait que le partage d’informations médicales devenait compliqué aussitôt que les patients étaient... malades.

La délibération publique n’avait donc pas porté sur quels services de santé nous pourrions nous offrir grâce à leur informatisation. L’unique alternative sur la table était: ce projet informatique ci ou rien. Comme la proposition était bancale, le résultat fut donc: rien. Une cinquantaine de millions de dollars d’argent public, gaspillée. Des milliers d’heures de centaines de citoyens à deux ans d’études et de débats, gaspillés aussi.

Il y a seulement quatre ans, en 2012, ce type de fumisterie numérique réussissait encore. Les auditions publiques portaient cette fois sur l’adoption d’un projet de loi qui légaliserait un système informatique... déjà implanté: le Dossier Santé Québec, connu depuis comme le désolant emblème du bordel informatique québécois coûtant des milliards.

Déjà en 2012, les insatisfactions à l’égard du Dossier Santé Québec étaient grandes. Mais il y avait zéro alternative. Le dispositif numérique qui avait déjà englouti des centaines de millions de dollars était présenté comme un fait accompli. Aucune autre option n’existait à part que de le légaliser.

Le Québec n’était plus en démocratie, mais en technocratie.

Et nos députés se faisaient dociles, complices de ce détournement politique.

Manœuvre contre-productive

À la veille des récentes consultations publiques, Uber a rejoué la manœuvre technocratique. Cette fois, dans un argument en quatre temps:

  1. l’emploi de dispositifs numériques incarne le Progrès;
  2. UberX emploie des dispositifs numériques; donc,
  3. s’opposer à UberX est s’opposer au Progrès; donc
  4. aucune autre option n’existe que de légaliser UberX.

La grossière tactique aurait pu encore réussir. D’autant que nous ne disposions pas d’un tableau d’ensemble des options offertes par le numérique. D’autant que le ministre Daoust abandonnait le débat sur les modèles d’affaires disponibles.

Le Québec n’était plus en démocratie, mais en technocratie. Et nos députés se faisaient dociles, complices de ce détournement politique

Mais Uber a poussé l’arrogance jusqu’à affirmer vouloir persister à défier la loi jusque dans l’enceinte même de l’hôtel du Parlement, devant les députés législateurs mêmes. Face à ce mépris éhonté, les députés n’ont eu d’autre choix que d’explorer les alternatives et de s’attarder aux trois sujets essentiels: sécurité, qualité et équité des services. Les députés reléguèrent les modèles d’affaires et les technologies qu’au rang des moyens de réalisation de ces trois objectifs. À leur juste place, donc.

Révélation numérique

Au cours des auditions publiques, les députés ont pu constater combien nombreuses et variées sont les technologies numériques impliquées dans tous les aspects du transport de personnes.

Ainsi, on a discuté de téléphonie cellulaire et d’internet. Des citoyens et élus municipaux ont rappelé que de nombreux territoires habités ne disposent pas de couverture cellulaire ni d’internet haute vitesse. Déjà, seulement joindre un service de taxi y est compliqué.

On a noté la multiplication des applications mobiles développées par autant de services de transport distincts. Plusieurs intervenants ont donc appelé au développement d’une méta application ou «application parapluie» québécoise pour tous les services de taxi, voire pour tous les modes de transport. On a aussi mentionné l’usage informel des médias sociaux pour offrir et commander du transport ainsi que le fait que des entreprises comme Facebook songent effectivement à se lancer dans le transport de personnes.

Il a aussi été question des outils de géolocalisation et de navigation assistée. Donc, de comment ces outils pourraient permettre de consacrer moins de temps de formation des chauffeurs à apprendre par cœur les rues et plus de temps au service des diverses clientèles (touristiques, âgées, handicapées, etc.).

On a parlé paiement électronique. Non seulement à partir d’applications mobiles, mais aussi pour permettre l’usage de coupons de paiement, de monnaies parallèles comme le bitcoin, de cartes multimodales de titres de transport (Opus).

On a aussi fait mention du projet de Revenu Québec d’exiger la mise en place dans les taxis de modules d’enregistrement des ventes afin de protéger les consommateurs et éviter la facturation au noir. Un projet dont la réalisation prochaine est plus que probable dans le contexte actuel.

Les débats ont aussi traité de la modulation des prix, soit selon un horaire préfixé, soit par des systèmes de décision et communications automatisés, soit selon la manière dont les consommateurs sollicitent le service de taxi.

On a aussi évoqué les systèmes de répartition informatisés qui offrent, non seulement d’apparier un consommateur au véhicule disponible le plus près, mais également de l’apparier avec un chauffeur qui désire déjà aller dans la même direction (afin d’éviter les retours sans passager); ou pour le taxi partage d’une même course par plusieurs consommateurs sur un même trajet; ou encore pour le covoiturage sur des trajets complets ou partiels.

Il a aussi été fait mention des systèmes logistiques qui calculent les trajets les plus rapides ou plus efficients.

L’installation de systèmes de caméra de surveillance de l’intérieur des véhicules pour la protection des chauffeurs et passagers a été abordée. De même que les systèmes d’évaluation personnelle des chauffeurs et clients.

Toute cette numérisation des activités de transport a amené plusieurs intervenants à proposer qu’on oblige les différents transporteurs à donner accès aux données qu’ils produisent aux autorités réglementaires, aux planificateurs du territoire et des transports ainsi qu’au public en général. Une telle alimentation en données favoriserait les projets de «villes intelligentes» et, plus largement, de gouvernances numérisées.

Il fut aussi question de la proportion rapidement croissante de véhicules électriques (hybride ou tout électrique) dans le parc de voitures taxis. Il a aussi fait mention des voitures-robots actuellement en développement, mais sans aucune discussion de leurs implications.

Bref, les technologies et applications numériques se développent dans toutes les activités impliquées dans le transport de personnes, rémunéré ou non. Et clairement, elles sont très loin d’être l’apanage de la seule Uber.

Éventail des modèles

Les auditions publiques révélèrent aussi qu’Uber ne détenait pas non plus le monopole du modèle d’affaires innovant.

On a bien sûr évoqué dès l’ouverture qu’Uber avait déjà de multiples concurrents internationaux ayant chacun son modèle d’affaires propres: Lyft, Sidecar, Ola, Kuaidi, GrabTaxi, The Zou's, Arcade City.

Mais surtout, plusieurs entreprises québécoises sont venues présenter en personne leurs propres innovations. Parmi elles:

  • Taxelco d’Alexandre Taillefer avec son projet Téo Taxi avec voitures tout électriques et chauffeurs salariés;
  • Taxi Coop Québec qui offre aussi depuis plusieurs années une application mobile inter-agglomérations avec paiement intégré;
  • Hypra Taxi, un intermédiaire de taxi qui ne facture au chauffeur qu’une somme fixe minime par course;
  • Netlift, une firme qui organise un covoiturage vers les transports collectifs;
  • Amigo Express, un service de covoiturage interurbain;
  • Paxi, un développeur de solutions numériques pour le taxi.

Plus les jours d’auditions passaient, plus il apparaissait que les entreprises et autres acteurs de l’industrie avaient la volonté, même si pas toujours la capacité, d’adapter leurs modèles d’affaires et leurs dispositifs numériques. S’adapter pour résoudre certaines impasses du régime réglementaire actuel et répondre aux nouveaux défis. S’adapter aussi aux exigences que les députés législateurs pourraient vouloir adopter.

Ces députés-ci se sont émancipés du mythe d’un «Progrès» informatique aussi unidirectionnel qu’inéluctable

Plus les jours d’auditions passaient, plus se confirmait un consensus selon lequel il revenait aux députés législateurs de définir les principes et normes. Pas à un Progrès technologique inéluctable, ou à l’Histoire, ou à quelque autre force surnaturelle.

Les technologies numériques n’allaient pas forcer la main aux députés législateurs. Au contraire, ces technologies offraient des moyens d’organiser, réguler, surveiller et coordonner le transport de personnes. Aux députés d’adopter les lois. Aux technologies numériques de les mettre en œuvre.

Émancipation numérique

Au fur et à mesure de la lecture des transcriptions des auditions, j’ai été heureusement surpris. J’ai perçu que nos députés québécois ne se sentaient aucunement les otages de l’informatique. Nos députés n’apparaissaient pas se laisser enfirouaper par des arguments technocratiques non plus.

Bien sûr, cela aide de se voir présenter une si large variété d’applications numériques et de modèles d’affaires différents... et respectueux de la loi.

Et quant aux applications mobiles, cela aide aussi que la plupart de ces députés-là aient déjà dans leur sacoche ou poche un appareil pouvant exécuter n’importe quelle application parmi des centaines de milliers en catalogue.

Cette délibération publique fut loin d’être exemplaire. Par exemple, aucune documentation ou expertise publique n’était disponible pour baliser l’ensemble des potentialités offertes par les applications numériques immédiatement disponibles ainsi celles prévisibles ou possibles à court et moyen termes. Aucune documentation ou expertise publique non plus sur l’éventail des scénarios possibles de développement du taxi et du covoiturage à l’intérieur d’une politique de mobilité durable à l’échelle de la province. Le portrait de la situation qui émerge de ces auditions demeure donc trop partiel et partial.

Reste que ces députés-ci se sont émancipés du mythe d’un «Progrès» informatique aussi unidirectionnel qu’inéluctable. Ces députés-ci ont conscience qu’il leur revient de décider des grands principes l’organisation des rapports entre personnes. Ces députés ont retrouvé leur pouvoir de définir l’avenir de nos rapports en société avec le soutien des technologies numériques. Et avec eux, le Québec retrouve une certaine démocratie à l’intérieur de ce grand mouvement de numérisation du monde.

Cette émancipation ne garantit nullement que la loi sur le taxi prochainement adoptée offrira une solution complète, cohérente, satisfaisante ou consensuelle. Et nous sommes loin de délibérations plus authentiquement démocratiques permises et requises par cet encore jeune âge numérique. Mais en comparaison avec les auditions publiques de 2012 sur le Dossier Santé Québec, nos parlementaires ont fait un véritable saut quantique.

Le mérite doit en être partagé entre tous les participants à ces auditions publiques de février et mars derniers. Et les leçons doivent être assimilées par nous tous. Reste qu’Uber a joué un rôle clé dans ce résultat. Isolée au terme de ces auditions publiques, Uber a beau avoir fait son mea culpa depuis: il est trop tard. Le bien est fait... Merci Uber!

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