Salaire minimum – Une question morale
Salaire minimum – Une question morale
Les politiques publiques devraient se baser sur deux éléments: les faits (c’est-à-dire l’analyse de leurs implications) et des principes normatifs, c’est-à-dire la morale. Les deux ordres de réflexions ne peuvent être isolés l’un de l’autre. Ils sont toutefois susceptibles d’entrer en contradiction. Des objectifs de justice sociale peuvent ne pas être réglés avec des mesures qui paraissent pourtant vertueuses a priori. Ou inversement. Le débat actuel sur la hausse du salaire minimum illustre combien sont imbriquées ces considérations.
Les tenants comme les opposants à une hausse du salaire minimum à 15$/heure appuient leurs arguments sur de nombreuses études publiées à ce sujet. Par exemple, mon coblogueur Vincent a publié un grand nombre de billets sur le sujet , qui montrent que cette hausse ne constitue pas une politique efficace. À l’opposé, le blogue «Jeanne Emard» expose les conclusions de plusieurs études, notamment sur l’impact de la hausse du salaire minimum à Seattle, qui sont plutôt favorables à une telle hausse. En réalité, il y a des centaines de rapports de recherche sur la question dont les résultats se contredisent largement.
Comment cela est-il possible? Je pose comme hypothèse qu’aucun des deux auteurs ne fait preuve de malhonnêteté intellectuelle, et cherchent avec la meilleure volonté du monde de présenter ces études avec objectivité.
Écartons d’emblée les études peu rigoureuses, qui ne servent qu’à alimenter les lobbys divers et variés, à droite comme à gauche. Que reste-t-il? Plusieurs analyses qui se situent dans autant de contextes particuliers. Là réside le nerf de la guerre.
Par exemple, un salaire minimum de 15$/heure à Seattle ou à Montréal ne se compare pas. La couverture sociale et la fourniture de services publics ne sont pas équivalents. À l’intérieur d’une même juridiction, ces disparités existent également: le coût de la vie n’est pas le même à Rimouski qu’à Montréal.
Mais ce sont les différents contextes industriels sur lesquels on doit se pencher – ce qui est trop rarement fait. Une hausse importante du salaire minimum n’aura évidemment pas le même impact sur une multinationale que sur une petite entreprise. Et encore, cela dépendra largement de leur structure de coûts. Prenons l’exemple de Couche-Tard, empire des dépanneurs qui n’est pas particulièrement reconnu pour les conditions de travail offertes à son personnel. Si on se fie à son dernier rapport annuel (note complémentaire 8, page 23), ses charges salariales, qui incluent les salaires élevés de ses dirigeants, représentent à peine 3% de ses ventes totales. Une augmentation, même brusque, du salaire minimum ne plomberait manifestement pas de manière importante son bénéfice de près de 1,2 milliards de dollars.
En revanche, pour une PME agricole de Kamouraska qui embauche une douzaine de personnes, dont plusieurs sont rémunérées non loin du salaire minium, l’impact d’une même hausse sera brutale et diminuera d’autant sa compétitivité face à ses concurrents de l’agriculture industrielle inondant le marché québécois à partir de la Californie ou du Mexique. Mais l’argument selon lequel une hausse du salaire minimum entraînerait la délocalisation d’emplois ne tient généralement pas la route. La plupart des employés payés au salaire minimum ou légèrement au-delà travaillent dans des entreprises de proximité. On ne déménagera pas un McDo ou un Wal-Mart en Asie, n’est-ce pas? Pour ces grandes entreprises, l’impact serait nul. Argument par l’absurde: l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont les salaires minimums parmi les plus élevés au monde; le Japon a les taux d'imposition corporatifs parmi les plus élevés au monde; les pays scandinaves ont les charges sociales parmi les plus élevés au monde. Dans tous les cas, ça n’empêche pas McDo d’y faire des affaires. Ces grandes entreprises s’ajustent aisément à leurs conditions de marché. Pour ce qui est de plus petites, comme mon exemple de la PME agricole du Bas-du-Fleuve, une hausse du salaire minimum pourrait être compensée par une aide publique équivalente, question qu’elle ne refile pas cette hausse de coûts aux consommateurs.
En un mot comme en mille, l’application d’une hausse du salaire minimum mur à mur pourrait favoriser certaines personnes employées à ce salaire ou légèrement au-dessus et nuire à plusieurs autres. Ses détracteurs assument qu’elle devrait s’appliquer d’un seul coup, ce qui est complètement absurde. Il faudrait cependant évaluer les mesures transitoires, région par région, industrie par industrie. Ce qui mérite mieux que des discours à l’emporte-pièce.
La question morale ne doit toutefois pas être évacuée. Lorsque Alexandre Taillefer s’indigne du fait que le salaire minimum ne permet pas aux travailleuses et aux travailleurs de se hisser au-dessus du seuil de pauvreté, il a profondément raison. Comment peut-on admettre, en effet, qu’une femme ou qu’un homme travaille 40 heures par semaine, et contribue donc à la richesse collective, tout en restant pauvre?
Pire: comment nos dirigeants, au premier chef le ministre des finances, soit à ce point déconnecté de cette réalité, lui qui reçoit un salaire depuis des années qui dépasse ce que l’ensemble d’entre nous ne recevrons jamais? Le journaliste Gérald Fillion soulignait hier la déconnexion entre les élites et le peuple. Cette déconnexion existe depuis longtemps. Il est temps de réconcilier les objectifs de justice sociale avec la réalité des politiques publiques que nous sommes en mesure de mettre en place. Incluant toutes les nuances nécessaires.