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'Faut qu’on se parle' mieux que ça!

Faut qu'on se parle
Alain Vadeboncoeur, Claire Bolduc, Maïtée Labrecque-Saganash, Gabriel Nadeau-Dubois et Jean-Martin Aussant, personnalités initiatrices e la tournée Faut qu'on se parle.

Coup d'oeil sur cet article

Loin d’être « d’un genre nouveau », ces consultations sont une appropriation privée de la parole des citoyens... si ces derniers arrivent à participer.

Je traite ici fréquemment de comment des maniements d’informations organisent les rapports entre citoyens, notamment :

Ai donc évidemment été interpelé lorsque les initiateurs de la tournée Faut qu’on se parle nous ont conviés à « une expérience inédite de démocratie participative » qui met « la technologie au service de la démocratie ». Car « grâce à une application que nous avons développée, les consultations seront réellement interactives ».

Cinq personnalités nous annoncent que nous, citoyens, pourrons participer à des « consultations d’un genre nouveau ».

Rien de moins.

Le site web, le communiqué et les entrevues du lancement de Faut qu’on se parle ne donnent pas grand détail. J’ai donc communiqué avec Renaud Poirier St-Pierre, le responsable des communications de la tournée qui a aussi travaillé au développement de ses outils numériques. Voici ce qu’il m’a appris et ce que j’en constate.

Vaste opération de collecte de données

Dès le départ, je lui ai fait l’observation qu’après moins de 24 heures, le site web de la tournée cumulait déjà 500 propositions de solutions à l’une ou l’autre des 10 questions posées. Avec les semaines, le site web, les consultations publiques et les assemblées de cuisine pourraient très bien générer quelque 10 000 énoncés de solutions. Peut-être même beaucoup plus.

M. Poirier St-Pierre en convient. En fait, il est prévu que toutes les questions et propositions discutées seront versées dans une banque de données. Au terme de la tournée, on effectuera sur ces données des analyses de contenu afin d’identifier des tendances, notamment.

Sur le site web, ces données proviennent déjà des énoncés de solutions écrites par les visiteurs.

Dans les assemblées de cuisine, elles proviendront de la prise de notes en cours de discussion entre personnes présentes.

Reproduire le modèle d’appropriation privée de la parole des citoyens auquel les Facebook et compagnie n’a rien de démocratique

Quant aux consultations publiques, les données proviendront des textes rédigés par les participants eux-mêmes et l’équipe de la tournée. Les citoyens seront réunis par petits groupes autour de tables. Chaque groupe discutera du ou des thèmes de son choix. Chaque table disposera d’une tablette numérique. Chaque groupe y écrira ses conclusions, commentaires et propositions. Au fur et à mesure, les tablettes transmettront ces textes à la modératrice. Quelques personnes de son équipe en feront alors une première synthèse sur le tas. La présentation de cette synthèse servira ensuite à ouvrir une discussion entre la totalité des personnes présentes dans la salle.

Données pour quoi faire ? Par qui ?

M. Poirier St-Pierre signale qu’en ce moment, il n’a pas encore été décidé quels types d’analyses seront effectués sur les données accumulées durant la tournée. On attend de mieux saisir la nature des contributions que les citoyens feront.

On ne sait pas non plus à quels types de production aboutiront les traitements des données. Cela pourrait tout autant être un manifeste, qu’une publication en ligne, qu’un livre ou autre chose encore.

Cependant, il est prévu que cette analyse sera décidée et dirigée par les cinq personnalités publiques initiatrices.

Voilà qui est troublant.

Qu’il n’y est rien ici de particulièrement novateur dans les méthodes employées durant cette tournée de consultation passe encore.

Mais qu’on reproduise le modèle d’appropriation privée de la parole et des idées des citoyens auquel recoure le capitalisme de l’information des Facebook et compagnie n’a rien, mais absolument rien de démocratique.

La parole citoyenne aux citoyens !

Les informations produites sur les activités des citoyens doivent pouvoir servir les citoyens eux-mêmes. Pas que quelques-uns qui en contrôlent l’accumulation et le maniement.

C’est loin d’être une idée nouvelle. À ma connaissance, le premier Québécois à l’avoir exprimée est Kevin Wilson, toujours professeur à la TÉLUQ, dans son très bien titré livre Technologies of Control en 1988.

À la même époque sur le terrain politique public, les communautés des Premières Nations canadiennes ainsi que les groupes et patients touchés par le VIH/SIDA à travers la planète revendiquaient leur contrôle et participation à leur propre transformation en données ainsi qu’à l’utilisation de ces dernières par les chercheurs, administrations et entreprises commerciales. Des luttes démocratiques largement remportées depuis qu’une militante crie comme Maïtée Labrecque-Saganash ou qu’un médecin comme Alain Vadeboncoeur devraient déjà connaitre.

Si les cinq animateurs de Faut qu’on se parle désirent réellement se montrer démocrates, ils devraient inscrire leur tournée dans une démarche de données ouvertes qui considèrent l’information comme bien commun.

Dès le départ, la banque de données prévue devrait être conçue pour être librement partagée et exploitée par toute personne ou tout groupe, pas seulement cinq personnes.

'Faut qu’on se parle' devrait s'inscrire dans une démarche de données ouvertes comme bien commun

Les participants aux consultations publiques et assemblées de cuisine devraient pouvoir repartir avec leurs données sur leurs délibérations. Le même accès devrait immédiatement être offert aux médias locaux des villes où les consultations publiques ont lieu afin que leurs communautés puissent en recevoir l’écho.

Les consultations publiques devraient aussi être l’occasion d’inviter des professeurs et étudiants des établissements d’enseignement locaux et autres bénévoles qui pourraient offrir leurs connaissances du traitement de données, voire carrément leurs services, aux organisations de la société civile intéressées. Cela serait une occasion de chantier d’éducation populaire sur l’appropriation de données ouvertes.

Enfin, un onzième thème de la tournée de consultation devrait être la consultation elle-même et ses suites. Les citoyens participants devraient pouvoir exercer leur droit de dire leur mot sur la transformation de leur parole et leurs idées en données, ainsi que sur la transformation de leurs données en connaissances, documents et gestes politiques.

La parole citoyenne à tous les citoyens !

Le site web FautQuonSeParle.org présente plusieurs défaillances en matière d’accessibilité.

M. Poirier St-Pierre reconnait d’ailleurs avoir déjà reçu des courriels de gens se plaignant notamment de l’affichage de textes gris sur fond gris, difficilement lisibles pour de nombreuses personnes.

Deux outils d’évaluations automatisés m’ont signalé de nombreuses erreurs et faiblesses comme l’absence de textes de remplacements pour plusieurs images (utiles pour les personnes malvoyantes, aveugles ou analphabètes qui demandent à leurs ordis, tablettes ou téléphones de leur lire à haute voix des pages de site web).

Actuellement, le site web n’offre rien aux citoyens analphabètes et à faible littératie qui représentent pourtant près de la moitié de la population adulte québécoise. Ni à ceusses qui maitrisent peu ou mal la langue française non plus. Ni vidéo, ni service de synthèse vocale des textes intégré aux pages web, ni possibilité de soumettre une solution par courte vidéo.

Le site web restreint encore plus la participation en ne permettant qu’aux seuls usagers du site de la multinationale Facebook de participer. Or selon des statistiques de 2015, seulement trois adultes québécois sur cinq en sont usagers. Donc, deux adultes sur cinq ne peuvent contribuer au débat sur ce site web.

Ce site web est bien loin d’offrir à tous les citoyens la possibilité de s’exprimer.

Signalons aussi qu’officiellement, Facebook ne permet pas aux jeunes de moins de 13 ans d’avoir une page sur sa plateforme. Bien sûr, en pratique, de nombreux jeunes s’ouvrent des comptes en mentant sur leur âge. Cependant, je note que la tournée ne fait aucun effort particulier pour rejoindre les jeunes dont c’est pourtant de leur avenir qu’on discute.

Enfin, il y a cette étrange contrainte imposant que les énoncés de solutions aient 140 caractères maximum. Une vingtaine de mots donc. Cela peut exiger une grande habileté cognitive pour proposer en aussi peu de mots certaines idées de solution originales ou non évidentes ou exigeant d’expliquer également le défi ou problème auxquelles elles sont destinées.

Bref, ce site web est bien loin d’offrir à tous les citoyens la possibilité de s’exprimer.

Là-dessus, M. Poirier St-Pierre assure que les cinq personnalités sont ouvertes à toutes les suggestions d'améliorations du processus et des moyens. En effet, signale-t-il,  Faut qu'on se parle implique logiquement qu'il faut être à l'écoute.

Au-delà des expressions à la mode

On ne peut que féliciter des personnalités qui profitent de leur notoriété pour susciter le gout de débattre sur la chose publique. D’autant plus lorsque l’activité bénévole à laquelle ils s’engagent est aussi considérable.

Leur initiative devrait inspirer. Indépendamment d’eux, nous pouvons susciter des échanges semblables sur ces mêmes thèmes ou d'autres entre amis ou collègues. Nombreux et grands sont les défis auxquels la société québécoise est confrontée.

Cependant, nos personnalités ne devraient pas charrier. Sans horizon de décision collective, nous n’avons pas affaire ici à un exercice de « démocratie participative », mais bien de discussion publique. Le recours à quelques tablettes numériques n’en font pas « une expérience inédite ». Et des milliers de gens qui alimentent à sens unique une banque de données destinées à être exploitées que par cinq personnes ne constituent pas des consultations « réellement interactives ».

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrit le philosophe Brice Parain.

Tiens. Voilà une proposition politique que je peux écrire en moins que 140 caractères : Prendre grand soin de nommer bien clairement, simplement et précisément les choses.

Quant à la prétention de mettre « la technologie au service de la démocratie », il faut que les bottines suivent les babines.

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