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Mieux protéger les journalistes que les citoyens?

Le film 'La vie des autres' se déroule en Allemagne de l’Est à l’époque où, volontairement ou sous la contrainte, un citoyen sur sept espionnait ses voisins pour la Stasi (Ministère de la Sécurité d’État)
Le film 'La vie des autres' se déroule en Allemagne de l’Est à l’époque où, volontairement ou sous la contrainte, un citoyen sur sept espionnait ses voisins pour la Stasi (Ministère de la Sécurité d’État)

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Est-ce souhaitable à l’égard de la surveillance policière des communications ? Ou même possible ? Coup d’œil sur la réalité matérielle des choses.

Évidemment, nous ne pouvons que nous inquiéter des révélations sur le fait que la police a surveillé les communications d’autant de journalistes dont aucun n’était pourtant soupçonné de quelque crime que ce soit.

Premièrement, à cause des rôles clés que le journalisme a joués dans l’émergence, puis pour la vitalité des démocraties modernes.

Deuxièmement, du fait les journalistes s’avèrent être le proverbial canari dans la mine. Lorsque la démocratie est attaquée, les journalistes se retrouvent souvent en première ligne de ceusses qui subissent la répression sous diverses formes. Et sinon en première ligne, le groupe sur lequel les attaques sont les plus voyantes, les plus difficiles à dissimuler.

Troisièmement, les journalistes et les médias d’information se situent à des nœuds de communications sociales. Attaquer ces nœuds provoque donc des répercussions sur l’ensemble de la société.

C’est sur ces nœuds de communications que je m’attarderai surtout dans ce texte et d’autres qui suivront. Voilà une perspective sous laquelle l’empressement dont a fait montre la classe politique québécoise à mieux protéger les journalistes de la surveillance policière ne me rassure pas du tout.

Révéler qu’on a surveillé pendant cinq ans les télécommunications de Denis Lessard revient à déclarer qu’on a surveillé les actions de toute la classe politique québécoise

La réalité à laquelle nous sommes confrontés m’apparait d’ailleurs beaucoup mieux représentée par les hésitations manifestes des gouvernement Trudeau, Gendarmerie royale (GRC) et Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) à nous offrir quelque garantie concrète sur ce même sujet.

Communication 101

Rappelons une évidence. Dans son expression la plus simpliste, une communication est une mise en relation entre deux personnes au minimum. Conventionnellement, on nomme ces deux personnes, Alice et Bob.

Bien sûr, une communication électronique implique bien d’autres acteurs de soutien: les fournisseurs de télécommunications, d’appareils et d’applications, notamment. J’en traiterai dans le prochain texte. Pour l’instant, concentrons-nous uniquement sur les acteurs principaux.

Si la policière Ève (autre nom conventionnel) espionne les communications d’Alice, alors elle espionne aussi Bob. En fait, Ève espionne aussi toutes les Carole, David, François, Grace et autres personnes avec qui Alice se retrouve en communication durant la période de surveillance.

Le cas Denis Lessard

Appliquons ce constat simple au journaliste Denis Lessard. On comprend alors immédiatement pourquoi Philippe Couillard a été si prompt à réagir, puis à promettre la mise en place d’une commission d’enquête publique.

Denis Lessard est journaliste et commentateur couvrant l’actualité parlementaire et politique québécoise. Son travail le met donc quotidiennement en communication avec des députés, des attachés et assistants politiques, des militants.

Or, ces communications de Denis Lessard ne se limitent surtout pas aux déclarations officielles. Loin de là ! Une très large part comporte, sous le couvert de l’anonymat, des déclarations officieuses, confidences, ballons d’essai, pistes à explorer, fuites et autres échanges concernant tout autant le propre camp de l’interlocuteur qu’un camp adverse. Ces communications sont le théâtre d’innombrables jeux discrets indispensables, non seulement au travail du journaliste, mais à l’action politique elle-même.

L’affirmation d’une immunité personnalisée n’est-elle pas un terrible leurre lorsqu’il s’agit de télécommunications ?

Révéler qu’on a surveillé pendant cinq ans les télécommunications de Denis Lessard revient donc à déclarer qu’on a surveillé les actions de toute la classe politique québécoise.

Ainsi, derrière les bannières de la liberté de presse et de la démocratie dans lesquelles se sont immédiatement drapés les membres de l’Assemblée nationale, il y a un puissant réflexe d’autodéfense des députés. D’où dès le jour des révélations, la proclamation immédiate qu’il faut que les journalistes profitent d’une relative immunité contre la surveillance policière qui soit équivalente à celle des députés.

Mais l’affirmation d’une telle immunité personnalisée n’est-elle pas un terrible leurre lorsqu’il s’agit de télécommunications ?

Qui sont les députés ?

Il est aisé d’identifier qui sont les députés, donc qui pourraient bénéficier d’une immunité relative. Les députés sont officiellement désignés par le Directeur général des élections au terme de la compilation des votes.

Les députés doivent pouvoir échapper à la surveillance arbitraire de leurs communications. Et pas seulement pour préserver le libre jeu politique nécessaire à la vie démocratique. Ils doivent également pouvoir y échapper à cause de leur rôle de médiation entre les citoyens et l’appareil d’État. Interrogez n’importe quel député. Vous apprendrez que dans leur comté ils doivent recevoir mille confidences souvent intimes sur les situations financières, sociales, médicales et souvent même psychologiques de leurs commettants.

Or, si les députés doivent jouir d’une immunité, leurs personnels politiques oeuvrant tout autant sinon plus dans le jeu politique et de la médiation citoyens-État ne le devraient-ils pas aussi ?

Et si les personnels politiques des députés, pourquoi pas les personnels des partis ?

Et si les personnels des partis, pourquoi pas les militants politiques de ces mêmes partis ?

Et si les militants des partis, pourquoi pas les personnes qui, à un moment ou un autre, font aussi de l’action politique à travers d’innombrables regroupements ou organisations parsemant la société civile ?

Toutes ces personnes exercent leur liberté d’association, d’opinion et d’action politique qui, lorsque licite, doit aussi échapper à la surveillance policière de leurs télécommunications. Et toutes peuvent aussi devenir des Bob, Carole, David, François ou Grace appelées à communiquer avec une Alice, journaliste.

Qui sont les journalistes ?

Or s’il faut garantir une relative immunité aux journalistes, qui est journaliste ? C’est une question à laquelle on se bute depuis longtemps.

Cela peut sembler évident dans le cas d’un Denis Lessard ou autre personne qui fait profession de journaliste pour un grand média comme La Presse, Radio-Canada ou Le Journal.

S’il faut garantir une relative immunité aux journalistes, qui est journaliste ?

Mais si un Patrick Lagacé qui fait professionnellement du commentaire pour un grand quotidien est considéré comme un journaliste, pourquoi pas moi qui – comme de nombreux autres – fait aussi du commentaire pour un grand quotidien même si ce n’est pas à temps plein ?

Et si moi et de nombreux autres journalistes à temps partiel, pourquoi pas les bénévoles qui publient le journal communautaire mensuel de ma municipalité de banlieue ?

Et si ces journalistes bénévoles, pourquoi pas ceusses qui tiennent blogues sur l’actualité de leur municipalité, comté ou domaine d’activité sociale ?

Toutes exercent leur liberté d’expression et d’opinion journalistique. Toutes sont autant d’Alice, journaliste, qui doivent échanger aussi avec autant de Bob, Carole, David, François ou Grace oeuvrant plus ou moins sur quelque terrain politique.

Isolation est incompatible avec communication

C’est ici que les proclamations de nos députés québécois apparaissent surréalistes en contraste avec les louvoiements des représentants du gouvernement fédéral, de la GRC et du SCRS.

Un, comment peut-on protéger la démocratie en immunisant de la surveillance policière que quelques-uns parmi tous les citoyens ?

Deux, comment même garantir une immunité relative à quelque Alice, journaliste, quand quelque Bob faisant l’objet d’une surveillance policière licite peut à tout moment établir une communication avec elle ? Ou avec quelque député ?

Trois, comment d’autant plus alors que notre propre Centre de la sécurité des télécommunications canadien (CST) participe à des opérations de surveillance de masse de la NSA ? Ou que nous savons que nos corps de police peuvent demander de surveiller les plusieurs milliers d’abonnés dont les communications sont relayées par une tour d’antenne cellulaire ?

Qu'est-ce que ces attaques sur des journalistes révèlent sur la surveillance de communications de toute personne sur laquelle ne repose aucun soupçon ?

On ne peut insoler les communications de quelques personnes en particulier. Encore moins lorsque ces personnes, journalistes ou députés, constituent des nœuds de communications intenses.

Autant dans le cas de la Russie présentement, on imagine aisément comment la démocratie est sapée par la surveillance policière généralisée des journalistes, des députés ainsi que des militants politiques ; autant il faut concevoir comment la démocratie serait tout aussi efficacement sapée si seuls les journalistes et les députés bénéficiaient d’une immunité alors que le reste de la population pourrait faire l’objet de surveillance policière de leurs communications en absence de tout soupçon d’activité criminelle.

Réalisme

Les journalistes doivent donc canaliser leur juste indignation à enquêter non seulement sur les attaques à la protection de leurs sources, mais sur comment ces attaques révèlent toute forme de surveillance de communications de toute personne sur laquelle ne repose aucun soupçon.

Quant aux députés de l’Assemblée nationale, ils ne doivent accepter qu’une commission d’enquête publique dont le mandat explorerait et résoudrait, par-delà la protection des journalistes et députés, ce contexte qui permet en pratique la surveillance des télécommunications de tous les citoyens sur lesquels ne repose pourtant aucun soupçon.

Je vous reviens sous peu sur d’autres dimensions de la même question.

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