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L’indécence normalisée

L’indécence normalisée
Photo d'archives, Agence QMI


C’est maintenant une tradition sinistre: quelques semaines avant la fin de l’année, l’organisation Banques alimentaires Canada publie son «Bilan-faim», dressant le portrait statistique de la clientèle des 4140 organismes distribuant des denrées alimentaires au pays. Ce nombre est déjà plutôt hallucinant: c’est près de trois fois et demi le nombre d’hôpitaux au service de la population canadienne.

L’ensemble des statistiques sont à l’avenant. Il y a précisément eu en mars dernier* 863 492 Canadien-nes qui ont eu recours à des banques alimentaires. Cela représente plus de deux fois la population de la ville de Laval, ou 2,4% de la population canadienne totale. Du lot, plus du tiers (36%) sont des enfants ou des jeunes. Au Québec, la proportion est très légèrement moindre, 2,1% de la population totale a eu recours à des banques alimentaires, soit 171 800 personnes, l’équivalent de la population de la ville de Sherbrooke.

Je vous invite à relire ces chiffres, posément. Parce qu’on est en 2016. Dans l’un des dix pays les plus riches du monde. Un des plus grands producteurs de produits alimentaires sur la planète, qui plus est.

Plus grave encore, la situation s’est agravée depuis l’an dernier. Au Canada, l’achalandage dans les banques alimentaires a augmenté de 1,3%. Au Québec, c’est encore pire: 5,3% de plus de personnes ont été contraintes de recourir à l’aide alimentaire par rapport à 2015. Dans certaines province, c’est littéralement la catastrophe: hausses de plus de 17,5% en Alberta et en Saskatchewan, +20,9% en Nouvelle-Écosse et... +24,9% dans les Territoires du Nord-Ouest.

Pourtant, l’état général de l’économie ne s’est pas particulièrement détérioré depuis l’an dernier. Au pire, il a été plutôt stable, au mieux il s’est amélioré – à l’exception, bien sûr, de certaines régions du pays comme l’Alberta.

On pourrait croire que depuis la fin de la crise économique de 2008, la situation se soit améliorée. L’image que nous avons à l’esprit d’une banque alimentaire, c’est tout de même une file de gens frappés par l’infortune d’une crise économique, comme celle de la dépression des années 1930.

Mais non. Banques alimentaires Canada compile ces statistiques depuis 1999 et la situation ne cesse de se dégrader, et même dans cette période d’après-crise. Depuis dix ans, donc juste avant la crise de 2008, Le recours aux banques alimentaires a augmenté de 27,8% au pays – c’est près de 200 000 personnes de plus qui ont été contraintes de s’y rendre. Au Québec, cette hausse est encore pire: une augmentation de 34,7% (45 000 personnes de plus).

Derrière ces chiffres se tapit une réalité peu reluisante. Le «Bilan-faim» souligne que plusieurs familles se voient contraintes entre choisir entre payer leur loyer ou leur épicerie. Quand des dizaines de milliers de familles en sont contraintes à décider pour l’un ou l’autre des besoins fondamentaux que sont avoir un toit sur sa tête ou de la nourriture dans son estomac. C’est tout simplement indécent et ignoble. D’autant que le constat établit par ces chiffres ne dépeint pas que le portrait de la pauvreté extrême. Des personnes ayant eu recours aux banques alimentaires, 11,1% d’entre elles avaient un emploi et 7,5% étaient propriétaires de leur logement.
Cela démontre, notamment, l’échec patent des politiques publiques en matière de sécurité économique et de lutte à la pauvreté. Au moment même où le gouvernement du Québec a réduit la prestation d’aide-sociale de certains prestataires à 399$ par mois, il y a de quoi nourrir notre profonde indignation. Sur quelle planète vivent nos élu-es?

Mais bien plus, cette montée continue de l’insécurité économique est le symptôme d’un phénomène beaucoup plus profond. Plusieurs économistes, dont je fais partie, prétendent que nous sommes probablement entrés, après la crise de 2008, dans une ère de grande stagnation économique. Cette stagnation s’accompagne d’une fragilisation graduelle de la situation socioéconomique d’un nombre de plus en plus grand d’entre nous.

De fait, la firme de placements MacKenzie publiait également hier une étude qui montre que 42% des Canadien-nes affirment que leur condition financière ne s’est pas améliorée depuis dix ans. À peu près la même proportion évalue que leur style de vie a changé de manière négative pour la même période. Bien pire, seul le quart de ceux et celles qui approchent de la retraite considèrent que leur situation financière s’est améliorée dans la dernière décennie. Compte tenu  de la quasi stabilité des revenus réels d’une vaste majorité des ménages canadiens depuis 40 ans et de l’augmentation, année après années, de leur endettement durant la même période, la plupart des indicateurs montrent que nous sommes effectivement dans une époque de stagnation économique pour une grande partie d’entre nous.

Ce qui devrait encore plus nous inquiéter, c’est que cette stagnation s’accompagne de la montée d’une insécurité économique de plus en plus grande pour des centaines de milliers de personnes. Rien qui ne puisse assurer la prospérité économique du pays ni le développement humain de celles et ceux qui l’habitent.

 

 

 

Les statistiques sont compilées au mois de mars, considéré comme un mois «typique» d’utilisation des banques alimentaires







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