Les pièges à éviter lors de la légalisation du pot
Des experts du Colorado donnent des conseils au gouvernement Trudeau, qui s’apprête à déposer sa loi
Expansion du marché noir, explosion de maisons, vague d’intoxications et de cambriolages. Le gouvernement Trudeau doit tirer des leçons des problèmes provoqués par la légalisation de la marijuana récréative au Colorado en 2014, préviennent ceux qui ont été aux premières loges de ce bouleversement. Si la légalisation a permis à Denver de gonfler de près de 300 M$ ses revenus en 2015, elle lui a en effet réservé son lot de mauvaises surprises. Alors que le Canada s’apprête à emboîter le pas avec son propre projet de loi dans les prochains jours, les experts américains ont identifié les pièges à éviter, ainsi que les conseils à suivre.
1• Explosions à la chaîne
La légalisation de la marijuana à des fins récréatives au Colorado a amené certaines personnes à s’improviser maîtres dans l’art de produire de l’huile de cannabis. Le hic, c’est que cette méthode comporte d’importants risques d’explosion puisque l’utilisation de liquides inflammables, dont le naphta, est nécessaire pour transformer les feuilles de marijuana en huile.
Le porte-parole du comté et de la ville de Denver, Dan Rowland, explique que sept explosions résidentielles sont survenues dans la région de 700 000 habitants, en 2014, année de la légalisation. Cela a rapidement amené le conseil municipal à rendre cette production artisanale illégale sans l’obtention d’une licence.
«Les gens ont commencé à faire cela après la légalisation. Il y a une façon d’extraire ces huiles et les professionnels le font avec un permis dans leurs installations accréditées. Mais il y a aussi des néophytes qui se procurent une machine usagée pour le faire ou qui tentent d’en fabriquer une eux-mêmes et qui font ça dans leur garage, dans leur cuisine ou leur sous-sol, et ils font exploser leur maison», explique M. Rowland.
2• Confusion sur l’emballage et touristes à l’urgence
La légalisation de la marijuana récréative a aussi amené plusieurs personnes à succomber à des produits comestibles confectionnés à base de marijuana et vendus légalement: chocolat, biscuits, bonbons, etc. Des modifications ont d’ailleurs dû être apportées à l’emballage des produits pour mieux définir ce qu’est une «dose». Voyant que l’influence recherchée par les consommateurs de cette substance tarde parfois à se manifester, plusieurs d’entre eux s’impatientent et en viennent à consommer 10 fois la dose requise, se retrouvant ainsi à l’urgence.
«Plusieurs personnes ont appris à connaître leurs limites avec l’alcool, car ça fait longtemps que c’est légal. La marijuana est quelque chose de tout nouveau et beaucoup de gens ne sont pas éduqués sur le fait que certains produits sont très puissants», explique M. Rowland.
Il semble toutefois que ce soient surtout les touristes qui y ont goûté le plus, selon une étude publiée dans le New England Journal of Medicine. Les données compilées révèlent que le nombre de visiteurs provenant de l’extérieur dans les salles d’urgence du Colorado a doublé entre 2013 et 2014, année de la légalisation. On comptait 85 visiteurs provenant de l’extérieur sur 10 000 visites à l’urgence en 2013 contre 168 l’année suivante.
3• L’émergence d’un autre marché noir
Si la légalisation de la marijuana récréative a essentiellement asphyxié le marché noir de la marijuana au Colorado, elle a en revanche provoqué ou accentué l’émergence d’un autre type de marché noir, celui-là davantage tourné vers la vente du cannabis dans les États voisins.
À titre d’exemple, la marijuana provenant du Colorado peut se vendre illégalement à 6000 $ US la livre (près de 8000 $ CAN) dans les rues de New York, alors qu’elle est trois fois moins chère lorsqu’elle est achetée légalement dans l’État d’origine.
La légalisation de la culture de la marijuana à domicile destinée à une consommation personnelle a ainsi eu pour effet de créer une «zone grise» dans la loi qu’ont vite flairée et su exploiter les membres du crime organisé ou certaines personnes motivées par l’appât du gain.
La culture à domicile reste d’ailleurs l’un des principaux «défis» auxquels fait face le Colorado, indique l’ex-directeur chargé de coordonner les politiques liées à la marijuana dans l’État du Colorado, Andrew Freedman.
«Il y a beaucoup d’incitatifs pour vendre la marijuana au marché noir aux États-Unis. Nous avons des problèmes avec la culture à domicile liée au crime organisé qui profite du système», explique celui que l’on surnomme le «tsar de la marijuana» et qui agit maintenant comme consultant auprès des États qui souhaitent emboîter le pas au Colorado.
Pour pallier ce problème, le Colorado vient tout juste d’aller de l’avant avec une mesure faisant chuter de 99 à 12 le nombre de plants qu’il est permis de cultiver par résidence.
4• Suivre le pot à la trace
Pour éviter que la production commerciale légale de marijuana dans des installations reconnues par l’État n’aboutisse ensuite sur le marché noir dans d’autres États, le Colorado a mis au point un système de traçabilité et d’inventaire «de la semence à la vente» (from seed to sale). Ce système fait en sorte que chaque plant de cannabis est muni d’une étiquette d’identification par radiofréquence enregistrée dans l’inventaire que tient le gouvernement.
M. Freedman recommande d’ailleurs au Canada, d’une part, de limiter la culture à domicile et, d’autre part, de s’assurer d’avoir un tel système de traçabilité pour les installations détenant un permis. Il croit que cela réduira les pommes de discorde potentielles entre le Canada et ses voisins du Sud.
«Sinon, il y a trop d’incitatifs pour détourner cette marijuana du système et la destiner à d’autres pays. Donc, il est important d’avoir un système qui la règlemente de façon étroite», explique-t-il.
5• Vague de cambriolages
La légalisation de la marijuana a entraîné la prolifération de cambriolages, notamment dans les établissements reconnus destinés à la culture de cette substance, indique M. Rowland, le porte-parole de la ville et du comté.
Selon les données les plus récentes, les crimes liés à la marijuana ne représentent que 1 % de tous les crimes survenus à Denver. Toutefois, en 2016, les cambriolages de ce type représentaient 78 % des crimes liés à la marijuana.
Aussi, environ 10 % des cambriolages survenus dans des commerces l’ont été dans des établissements liés à la marijuana, alors que ce secteur d’activité représente moins de 1 % des commerces de Denver.
6• Risque de chicanes entre les provinces
Si M. Freedman estime qu’il est préférable pour le Canada de ne pas adopter une approche unique à l’échelle du pays, il croit néanmoins que les provinces devront avoir un «débat rigoureux» entre elles pour éviter que leurs modèles diffèrent trop les uns des autres.
Si la loi est partout la même au Colorado pour ce qui est de la possession et de la culture personnelle de la marijuana, il revient toutefois aux comtés et aux municipalités de décider s’ils permettent ou non la commercialisation de la substance.
«Il y a la réglementation de l’État, mais il y a aussi celle des comtés. Vous savez, ce qui est bon pour Ottawa ne l’est peut-être pas pour les autres», explique l’expert.
«Ce dont il faut se préoccuper, c’est si les provinces diffèrent trop entre elles. Alors, vous allez voir qu’il est plus facile de faire la culture dans une province que dans une autre, et la culture risque de se déplacer à cet endroit», poursuit-il. Selon M. Freedman, cela risque de rendre l’application de la loi passablement moins efficace.
Le porte-parole de Denver croit aussi en l’importance de ne pas adopter un modèle unique à l’échelle du pays. «Le plus de contrôle tu peux avoir localement, le mieux c’est», est d’avis M. Rowland.
«Jaloux» du Canada
La future loi canadienne visant à rendre légale la marijuana récréative d’ici juillet 2018 fait des «jaloux» au Colorado. C’est que si cet État de l’ouest des États-Unis a légalisé cette substance en 2014, elle demeure toutefois illégale au niveau fédéral.
«Notre législation se bute à plusieurs obstacles chez nous, car c’est encore illégal au niveau fédéral», lance le porte-parole de la ville et du comté de Denver, Dan Rowland.
Il fait valoir qu’un des principaux obstacles est lié au domaine bancaire. Aux États-Unis, le fédéral peut, par exemple, pénaliser les institutions bancaires qui fournissent des services à des entreprises liées à la marijuana dans les États où la substance est légale. Les multiples efforts pour renverser cette situation au Congrès n’ont jusqu’ici pas porté leurs fruits.
Du pot-yoga et du pot-art
Si la consommation de la marijuana demeure non permise dans les lieux publics à Denver, elle le sera de façon restreinte à compter de cet été. Un règlement adopté récemment permettra aux gens de rivaliser de créativité pour créer des lieux de rencontre, où il sera possible de socialiser autour d’un joint, tel que des studios de yoga, des librairies ou des galeries d’art. Les consommateurs pourront vapoter ou manger un produit dérivé de la marijuana à l’intérieur. Ils pourront aussi s’allumer un joint à l’extérieur de l’établissement, mais uniquement dans des circonstances bien encadrées.
Le Canada, «leader» mondial du pot ?
Selon l’ex-directeur chargé de coordonner les politiques liées à la marijuana dans l’État du Colorado, Andrew Freedman, le Canada devrait tirer profit de la légalisation de la marijuana pour attirer des fonds internationaux servant à financer la recherche en matière de santé publique sur le sujet. Il explique qu’aux États-Unis la recherche liée à la marijuana est prohibée au niveau fédéral. «Je pense qu’il y a une occasion réelle pour le Canada de devenir le leader dans le domaine de la recherche à cet effet», dit-il.