Récit intime d’une soirée avec Polyamour-Québec
Je pensais que j’y allais juste par curiosité. Ou pour un sujet de blogue, tiens, le monde veut toujours entendre parler d’affaires fuckées comme le polyamour.
C’était clairement annoncé : cette rencontre en est une d’information et de discussion, rien d’autre. Sur le groupe facebook Polyamour-Québec, géré par les organisateurs de la soirée, on te met aussi en garde : ne viens pas ici pour crouser.
Nous sommes dix. Qu’est-ce qui vous amène ici ce soir? Tour de table.
Je passe en quatrième. « Ça me rend triste, toutes ces normes qui encadrent étroitement les relations amoureuses/affectives/sensuelles/sexuelles. Je trouve déprimant et inutile de nous empêcher autant de nous aimer les uns les autres comme ça nous vient. J’ai envie de plus d’affectivité dans ma vie et j’en ai vraiment assez... de me demander super vite, quand je rencontre quelqu’un et que le physique entre en ligne de compte, ce que nous sommes, vers où nous allons... et de devoir mettre des mots, de devoir classer et hiérarchiser ces relations entre elles. Les choses entre deux personnes peuvent-elles simplement être ce qu’elles sont? (1)
Généralement, quand je parle de ça à mon entourage, ça réagit à peu près comme ça : « Ah ben, coudonc, si tu penses que tu peux être bien là-dedans... pourquoi pas? » Mais là, au milieu de cette belle gang d’étranges, quelque chose de nouveau se produit : ils hochent la tête. De grands OUI, OUI, OUI silencieux, dix personnes synchronisées dans le partage total de ce que je dis.
Le soulagement que me procure ce hochement de tête collectif est renversant. C’est une surprise : quelque frontière, en moi, tombe d’un coup sec. Le nombre libère : je ne suis pas seule.
Il y avait beaucoup d’excitation intellectuelle dans l’air (oui oui, intellectuelle : nous discutions loin en dehors des sentiers battus et faire ça amène toujours une énergie pétillante et un peu folle que j’aime beaucoup). Mais ça n’était pas tout. Libérer sa pensée emmène forcément d’autres types de libérations.
J’ai toujours trouvé chanceuses celles de mes amies qui étaient affectueuses avec les gens, qui n’avaient pas peur de leur démontrer tout simplement qu’elles les trouvaient beaux ou attirants en ceci ou en cela. Moi, je n’y arrivais pas. En dehors de mes relations avec mes chums ou avec mes enfants, j’ai toujours été plutôt froide physiquement : une façon pour moi de montrer que je ne suis pas accessible. Ça fait partie du conditionnement sexuel que notre société applique aux filles : le désir ne viendra pas de toi, il viendra de l’homme. Toi, pour avoir le meilleur parti, tu dois susciter celui des hommes. Et plus tu seras inaccessible, plus celui qui brisera tes réflexes de retenue sexuelle aura de la valeur, et donc, plus tu seras digne(2).
Comme, genre, limiter au max. Trouver le bon. S’arrêter là. Et quand le bon n’est plus aussi bon que tu te l’étais imaginé, déprimer pendant des mois avant de t’arracher à la situation pour tout recommencer avec quelqu’un d’autre.
Ce soir-là, je suis devenue sans effort comme ces amies que j’enviais pour leur liberté dans l’expression de leur désir. Une rencontre de groupe, un simple partage autour d’une table, une frontière qui tombe en dedans, et voilà. Fou.
Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, et qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. À la fin, on mourrait de chagrin, littéralement. Et il faut que nous vivions, que nous trouvions les mots, l’élan, la réflexion qui fondent une joie, la joie.
– Albert Camus à René Char
(1) J’explique tout ça en long et en large dans mon essai Les luttes fécondes, publié cette année chez Atelier 10. C’est d’ailleurs parce qu’il avait lu mon livre qu’un ami m’a invitée à la réunion.
(2) Lire Le principe du cumshot de Lili Boisvert, ça explique tout ça assez intelligemment, et ça montre bien aux femmes à quel point elles ont été coupées de leur propre désir.