Grand amour à l’étranger: fraudeurs ou âmes sœurs?
Ils ont rencontré le grand amour à l’étranger, mais le gouvernement pense que leur couple est une fraude
OTTAWA | Des Québécois qui jurent avoir trouvé l’âme sœur dans un pays en développement se font dire par l’immigration que leur histoire d’amour est en fait... une fraude. Leur vie pourrie par les refus de leurs demandes de parrainage, ils ne savent juste plus quoi faire pour prouver la sincérité de leurs sentiments aux fonctionnaires. Le Journal a rencontré certains d’entre eux, qui ont dépensé parfois des dizaines de milliers de dollars, subi de véritables interrogatoires sur leur vie sexuelle et essuyé des refus depuis des années.
« Tu la trouves belle ? Pour vrai ? » Une femme de Saint-Amable, en Montérégie, est complètement révoltée des questions posées par une agente d’immigration à son mari tunisien sur son apparence et sa sexualité.
« Avec lui, c’est l’amour, tout simplement. Le vrai, celui qui dure. Je sais qu’il m’aime vraiment. Il a été là pour moi, et on se parle tous les jours », témoigne Marie-Claude Thibeault, 56 ans.
Elle est mariée depuis 2010 avec un Tunisien, de 21 ans son cadet. Elle est tombée en amour après avoir clavardé pendant deux ans sur le site de rencontre Tagged, et a dit avoir depuis investi 40 000 $ pour ses cinq visites à l’étranger, en frais d’avocat ou pour son dossier d’immigration.
Arnaque
Même si le couple jure avoir trouvé l’amour, l’agente d’immigration a tout de suite jugé la relation comme une « bizness », expression qui signifie l’arnaque amoureuse pour obtenir de l’argent ou les papiers d’immigration.
La transcription de l’interview à Tunis de son mari Walid, consultée par Le Journal, montre qu’il a été refusé tout de suite après s’être soumis à un questionnaire très intime.
L’agente lui a demandé d’élaborer sur la fréquence des rapports intimes (tous les jours pendant les visites, dit-il) et de l’envoi d’argent (tous les mois, par Western Union).
Sans succès, car aucun visa de visite ne lui a été accordé, et une lettre toute en anglais a appris à Mme Thibeault que sa demande de parrainage était refusée. Il s’agit de son 2e refus pour « mariage non authentique ».
Elle jure pourtant qu’au-delà des apparences, elle vit un amour véritable, mais qui est en train d’être bousillé par Immigration, Citoyenneté et Réfugiés Canada (IRCC). Elle se sent discriminée pour son âge.
« Tu ne peux plus rien faire dans ta vie. Tu es bloquée à internet pour voir ton mari. Ça fait 10 ans que je ne sors pas, que je prends tout mon argent pour mes démarches d’immigration », se désole la préposée aux bénéficiaires, qui vit de prestations d’invalidité à cause d’un problème au genou.
Joint en Tunisie, son conjoint, Walid Abbassi, croit que les agents ne croyaient pas à son couple avant même de le rencontrer.
« Mais c’est ma femme ! Nous sommes ensemble depuis 10 ans, nous sommes mariés, c’est un contrat. J’aime ma femme, je veux vivre avec elle », a-t-il assuré.
« Victimes »
Le Journal a récemment parlé à une dizaine de Québécois se disant « victimes des fonctionnaires », qui ont refusé leur conjoint au pays.
Ils ont tous en commun d’avoir tenté de faire venir au Canada l’amour de leur vie, citoyen d’un pays en développement, par une procédure appelée parrainage. Procédure qui sera rejetée dès qu’un fonctionnaire est d’avis que leur relation est « non authentique », selon leur jargon.
Son mariage homosexuel à Cuba ne compte pas
Puisque son mariage gai n’est pas légal à Cuba, d’où vient son conjoint, un homme de Terrebonne est incapable de prouver à l’immigration canadienne que son couple est sérieux.
« Je ne vois pas pourquoi nous, parce qu’on est gais, parce qu’on vient de deux pays différents, on ne peut pas être ensemble et vivre une vie normale », se désole Benoit Lapierre, 43 ans, depuis trois ans en relation à distance avec son conjoint Enrique, qui vit à Cuba.
Le coup de foudre est survenu lors d’un voyage dans ce pays, en février 2015. Sept mois plus tard, il a célébré son mariage avec une quarantaine d’amis québécois sur l’île, au soleil.
Une union qui n’est pas reconnue, puisque les lois cubaines ne permettent pas le mariage homosexuel.
Résultat : il n’arrive pas à prouver à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada qu’ils forment un vrai couple.
Dans une lettre toute en anglais datée du 23 mars, on lui refuse sa demande de parrainage puisqu’ils n’auraient pas « sérieusement envisagé de vivre ensemble en tant que conjoints de fait ».
Le ministère confirme que cela était nécessaire pour être considérés comme « partenaires conjugaux ».
Impossible
« C’est impossible ! Le Canada n’autorise pas mon conjoint à venir, et les lois cubaines ne me permettent pas de rester longtemps là-bas ni de rester chez lui », explique M. Lapierre.
Son conjoint serait pourtant un immigrant exemplaire, assure-t-il, puisqu’il a déjà un emploi garanti dans le salon de coiffure de Laval dont il est le propriétaire et qui est justement en pénurie de coiffeurs.
« Quand notre premier ministre dit au monde entier : “venez, on est un pays d’accueil”, je ne suis pas sûr qu’il est sincère », conclut Benoit Lapierre, qui affirme que cet imbroglio administratif nuit à sa santé.
Joint à Cuba par Le Journal, Enrique Rafael a dit croire que les lois « homophobes » de son pays empêchent la reconnaissance de son union. Il implore le Canada de reconnaître son amour.
L’Immigration refuse le mauvais mari
Le gouvernement s’est trompé de nom en refusant l’immigration au Canada du mari d’une Sherbrookoise qui dit avoir déjà dépensé tout son argent dans sa relation avec un Tunisien.
Johanne Nolet a eu toute une surprise en avril en ouvrant la lettre lui annonçant qu’elle a perdu en appel de la décision d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) de refuser son mari. Or, cette lettre, consultée par Le Journal, ne porte même pas le nom de son mari Karim, mais plutôt celui d’un inconnu.
« Ça montre que mon dossier n’est pas traité sérieusement, que le gouvernement l’a bâclé, qu’ils ne l’ont pas considéré sérieusement », peste-t-elle.
À 63 ans, Mme Nolet ne croyait plus vivre une telle histoire d’amour avec un homme de 26 ans – de plus de 36 ans son cadet – rencontré sur internet en 2011.
À l’entendre, sa vie semble complètement gâchée par le refus de son mari par l’immigration.
« On demandait à mon mari : “pourquoi marier une femme qui pourrait être ta grand-mère”, témoigne-t-elle, émue. Pourtant, Céline Dion et Jeannette Bertrand, elles ont eu des maris plus vieux. »
Elle ne sait pas comment convaincre les agents du gouvernement que sa relation est réelle et l’amour authentique. Pour IRCC, il est clair que son dossier a le profil d’une fraude d’immigration.
« Quand tu as trouvé la personne avec qui tu es bien, tu le sais. Les Québécois ne savent plus s’investir. Karim, c’est ce qu’il veut, prendre soin de moi. Mes amies sont toutes contentes pour moi », explique la femme divorcée et mère de trois enfants dans la fin vingtaine.
Après une demande refusée de parrainage et un appel rejeté, la facture des six années de relations lui revient chère. Très chère.
Vivant avec moins de 20 000 $ par an de ses prestations de fonds de pension et d’assurance invalidité pour un diagnostic de fibromyalgie, elle calcule avoir dépensé plus de 50 000 $ pour son couple, incluant le dossier d’immigration et six voyages en Tunisie.
« Je suis rendue au bout. Je ne fais aucune sortie. Je n’ai plus assez d’argent pour aller chez le dentiste. Je ne peux plus me payer mes médicaments », raconte-t-elle.
Elle implore le fédéral de laisser son conjoint venir au Canada au moins six mois, le temps de prouver, selon elle, que le mariage n’est pas « pour le papier ».
Le Journal n’a pas pu joindre son conjoint en Tunisie. Dans un courriel, IRCC nie avoir fait une quelconque erreur.
Ottawa veut leur éviter d’être arnaqués
Le gouvernement fédéral considère que ses agents sont la première ligne de défense des citoyens contre les fraudes amoureuses.
Il existe bel et bien un métier au gouvernement qui consiste à juger si un couple est réel ou non, confirme le fédéral. S’il n’est pas convaincu de l’amour entre les époux, il refusera la demande de parrainage.
« 90 % des demandes de parrainage refusées sont pour le motif de la bonne foi de la relation », estime l’avocat en immigration Stéphane Handfield.
Travail important
Les spécialistes consultés par Le Journal sont unanimes : ce travail est difficile et important pour le système d’immigration, en protégeant d’eux-mêmes d’une fraude potentielle les Canadiens amoureux.
Si l’époux demande l’aide sociale, par exemple, c’est au Canadien de la rembourser au gouvernement pour une période de trois ans.
« Il y en a qui se font clairement avoir par quelqu’un rencontré à l’étranger, et l’agent doit le lui dire », explique la conseillère en immigration Johanne Boivin-Drapeau.
Or, de trancher entre le vrai ou faux ouvre la porte aux jugements basés sur des discriminations, ce qui est techniquement interdit, précise le président de l’Association québécoise des avocats en droit de l’immigration, Jean-Sébastien Boudreault.
« C’est sûr que l’agent regarde la différence d’âge. Dans ces cas-là, on doit vraiment s’assurer que la relation est bien documentée. Souvent, les gens ne sont pas bien préparés. »
Par exemple, une spécialiste a admis choisir uniquement les photos les plus adorables et y ajouter des ornements kitch, le tout pour influencer l’opinion des agents d’immigration.
Les impressions, préjugés ou idées préconçues des agents d’immigration sur l’authenticité d’un couple font la différence entre un dossier accepté et refusé, confirment les experts.
Ottawa explique que ses agents sont régulièrement évalués, et constituent la « première ligne de défense » contre ce type de fraude liée aux mariages.
♦ À titre d’exemple, 63 130 personnes ont fait une demande de résidence permanente en tant qu’époux ou conjoint de fait parrainé en 2017, alors que 58 056 se la sont vu accorder, selon les données du ministère de l’Immigration.