Jour J - 16 : Eve Torres et les propos incendiaires de François Legault
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J’ai passé 24 heures dans l’univers des solidaires. À l’invitation de mon collègue Stéphane Lessard, qui souhaitait qu’on monte ensemble dans l’autobus des médias, mais aussi à la relance d’Eve Torres qui venait prendre part à divers événements (UMQ, grand rassemblement de mi-campagne et entrevues) dans la vieille capitale.
C’est sur mon terrain, dans mon « hood », dans #Limoiloumonamour, que j’ai rencontré Eve. Elle visitait le bureau de campagne de Sol Zanetti qui était sorti pour des activités. J’en ai profité pour lui faire visiter le quartier et l’inviter à prendre un café.
La rencontre de l’autre
Loin de vouloir passer un message à tout prix, Eve Torres a plutôt accepté de répondre à toutes mes questions, sans condition. Nous avons parlé politique, mais aussi Islam, condition des immigrants, perceptions des discours politiques actuels et engagement.
J’ai d’abord voulu savoir si le port du foulard était un geste politique. Sur ce, Eve Torres m’a répondu candidement que pour elle, pas du tout. Pour elle, ça dépasse la religion.
Elle m’a parlé de son parcours personnel. Française, elle s’est convertie dans la vingtaine et ne portait pas le voile avant de vivre au Québec. Elle m’a expliqué qu’ayant vécu les abus et la violence, il y a dans son cheminement un côté « de se préserver ». En plus de sa compréhension de la religion, son foulard lui offre l’intimité, « comme une bulle de sécurité ».
Elle admet aussi que pour d’autres femmes, c’est définitivement politique. « Comme certaines peuvent l’enlever pour dire “je vous emmerde”, d’autres peuvent le porter pour dire “je vous emmerde” aussi. »
Quand je lui ai demandé si son foulard était un obstacle à son rôle politique, si le temps qu’elle consacrait à parler du foulard la privait de temps important pour parler des propositions de Québec solidaire, elle m’a répondu que c’était nécessaire. Selon elle, ce n’est que dans le contact avec l’autre qu’on fait tomber les barrières entre les gens.
Les propos « incendiaires » de Legault
J’ai aussi voulu savoir ce qu’Eve Torres pensait des discours de François Legault, qui insiste sur l’incapacité à s’intégrer des immigrants et sur l’échec de l’intégration des immigrants. Je lui ai demandé si des propos comme ceux-là peuvent allumer des feux ou encourager la perception que l’intégration ne se fait pas.
À cette question, elle m’a répondu qu’elle pense que ces discours sont « incendiaires. »
Avant de la laisser aller plus loin, je lui ai demandé si c’était un mot choisi sciemment ou juste un mot fort qu’elle voulait employer. Elle a maintenu son choix : « incendiaires ».
Elle poursuit en expliquant qu’à ses yeux : « Quand on a une parole publique, qu’on est un homme politique ou un média, on a une responsabilité d’être le gardien du climat social. (...) Aujourd’hui, être homophobe, négrophobe, socialement, ce n’est pas acceptable. Être islamophobe, c’est acceptable, parce qu’on n’est pas raciste, on n’aime pas la religion, et ça mène à des 29 janvier. C’est comme légitimer une parole à partir du moment où tu déshumanises. »
Elle reconnaît qu’il y a un certain échec d’intégration, mais selon elle, ce n’est pas du fait des gens qui ne veulent pas s’intégrer.
« Je connais des familles, ici à Québec, qui sont là depuis 20 ans, 30 ans et qui, avec cette montée-là islamophobe et qui vivent des actes haineux [...] des gens qui travaillent, qui sont impliqués, qui font tout ce que fait un citoyen normal, se retrouvent à douter de leur appartenance, ne se reconnaissent plus trop. [...] Ils remettent en question le fait que, finalement, on n’est pas vraiment chez nous, on ne veut pas de nous. »
[...]
« Oui, je pense que ce sont des propos incendiaires dans ce sens que tu ouvres la porte à une certaine légitimité de propos. C’est dangereux de parler comme ça. Je ne dis pas qu’il faut taire des choses qui pourraient se passer, mais je ne comprends pas pourquoi on ne met pas l’emphase là dessus. On en a parlé pendant deux semaines après l’attentat ».
Triste constat, mais pourtant incontestable.
Nous avons parlé de nombreux autres sujets, de mixité sociale, de la place des femmes dans la politique et dans les mosquées, et de son engagement à améliorer la vie de ses concitoyens. Sur ces points, nous nous sommes bien entendues.
Évidemment, je n’ai pas que des points en commun avec Eve Torres. Je ne partage pas sa vision en faveur de la souveraineté, je ne crois pas à la nationalisation dans bien des domaines, je ne suis pas non plus convaincue de la possibilité d’augmenter le salaire minimum sans grande incidence sur les prix à la consommation, notamment. D’ailleurs, nous n’avons pas abordé ces sujets pendant notre rencontre.
Je suis repartie avec la certitude que si les Québécois allaient un peu plus les uns vers les autres, s’ils prenaient le temps de marcher avec quelqu’un dans leur quartier, d’apprendre à le connaître et de lui donner la parole, nos perceptions de l’étranger seraient immensément différentes.
Je remercie Eve Torres du temps qu’elle m’a consacré et de l’ouverture dont elle a fait preuve pendant notre longue conversation qui m’a semblé beaucoup trop courte.
Pour cette fin de campagne, je souhaite à chacun d’entre nous d’avoir la chance de confronter ses perceptions à la réalité de l’autre.