Comment j’ai réussi à offrir une poutine à un résident en CHSLD
Ancienne journaliste et illustratrice judiciaire, Delphine Bergeron travaille depuis quelques années comme intervenante en santé mentale. Elle a accepté de travailler dans un CHSLD de la région de Montréal à la mi-avril pour prêter main-forte pendant la crise du coronavirus. Chaque semaine, elle nous fait part de son expérience.
La population en CHSLD est majoritairement âgée. Cependant, mon incursion dans un de ces établissements pendant la pandémie m’a révélé une minorité de patients plus jeunes, à mobilité restreinte en raison d’une maladie ou d’un accident.
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M. Moore (nom fictif), début cinquantaine, s’est retrouvé confiné dans un CHSLD à cause de la COVID-19.
Il est atteint de sclérose en plaques, et sa femme n’était plus en mesure de lui administrer les soins nécessaires dans le confort de leur foyer adapté.
Arrivé au CHSLD deux semaines avant le début de la pandémie, ce père de famille ne devait qu’y transiter, en attente d’un appartement dans une institution privée.
Ce qui devait arriver arriva ; il a rapidement reçu un diagnostic positif au coronavirus et a joint les rangs de la zone chaude.
Installé dans son fauteuil roulant qu’il dirige avec une manette, M. Moore est un homme solide qui dégage assurance et douceur.
Je lui ai apporté des sacs provenant de sa famille, sacs qui ont d’abord été mis en quarantaine à la réception. Ils contenaient du chocolat, des croustilles et des capsules de café.
Ne pas être un fardeau
On discute, de nos vies et de la situation. Il garde le moral et possède cet orgueil propre à de nombreuses personnes handicapées que j’ai côtoyées, c’est-à-dire vouloir à tout prix ne pas être un fardeau pour leurs proches.
Je m’attache rapidement à M. Moore. J’aime entrer un peu plus tôt au travail pour aller discuter avec lui. Il est poli, cultivé et reconnaissant malgré sa situation. Un bel exemple de résilience.
Au détour d’un échange, il me confie qu’il a une envie récurrente de manger de la poutine.
C’est tellement de base pour tout Québécois qui se respecte, une poutine de temps en temps.
Mais c’est impossible pour les résidents de commander de la nourriture : tout paquet provenant de l’extérieur passe deux jours à la réception pour éviter la contamination extérieure. Je me sens investie d’une mission divine pour apporter un peu de réconfort à cet homme confiné.
J’aborde la nutritionniste de l’établissement. Il serait possible de cuisiner ce plat sur place, mais le résultat ne sera pas à la hauteur : frites au four, fromage râpé, bof.
Frite-sauce-fromage désinfectée
Je puise dans mes tendances rebelles et j’arrête dans un casse-croûte avant mon quart de travail. Je nettoie le contenant de poutine avec du désinfectant et l’isole dans un sac.
M. Moore mérite amplement le risque que je prends de me faire réprimander.
Digne d’une ninja des temps modernes, j’arrive à livrer subtilement le délicieux plat à M. Moore.
« Je l’ai fait. » Il m’accueille d’un air surpris. Je déballe ma surprise, fière de mon coup. Il rit, me félicite et se désole qu’il ne pourra pas toute la manger; elle est trop grosse !
Au-delà de cette anecdote réconfortante, je me questionne sur la place des personnes handicapées en CHSLD. Je comprends que certains nécessitent des soins médicaux précis, mais j’ai aussi vu des gens recevoir ces soins à domicile.
Pourquoi ne serait-il pas possible pour eux de profiter de la vie dans le confort de leur demeure ? En quoi est-ce plus compliqué qu’ils aient des préposés à domicile ? Ces gens travaillent, ont une famille, un réseau social et des loisirs.
Le maintien de l’autonomie est une valeur de base dans mon travail d’éducatrice spécialisée.
L’accent est mis sur les besoins des usagers et non sur ce qui « arrange » les infrastructures déjà en place. Ça prend souvent de la créativité pour concilier les deux.
De multiples organisations de défense des droits des personnes handicapées, ainsi que des particuliers, dénoncent depuis plusieurs années le placement en CHSLD et le manque de soutien pour le maintien à domicile.
Je veux bien qu’on améliore le sort des aînés institutionnalisés, mais de grâce, traitons le sort des personnes à mobilité restreinte différemment, car c’est une tout autre clientèle.
En cette Semaine québécoise des personnes handicapées, écoutons-les et agissons selon leurs besoins.