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Pourrais-je sauver tous mes patients?

Delphine Bergeron
Delphine Bergeron vêtue de son uniforme de protection dans un CHSLD de la région de Montréal pendant la pandémie. Photo courtoisie


Ancienne journaliste et illustratrice judiciaire, Delphine Bergeron travaille depuis quelques années comme intervenante en santé mentale. Elle a accepté de prêter main-forte dans un CHSLD de la région de Montréal à la mi-avril pendant la crise de la COVID-19. Chaque semaine, elle nous fait part de son expérience.


C’est bientôt la fin de ma contribution en CHSLD pendant la pandémie. L’armée viendra nous remplacer la semaine prochaine. Je profite de ces derniers moments avec mes patients auxquels je me suis attachée.

Robert (nom fictif) est un homme massif atteint de déficience intellectuelle et d’une maladie qui fait en sorte qu’il se frappe. 

Mi-quarantaine et intimidant pour quiconque ne le connaît pas, on me dit qu’il a l’intelligence d’un enfant de 3 ans. Non verbal, il comprend tout ce qu’on lui dit et on m’assure qu’il n’a jamais frappé autrui.

Je n’achète pas la théorie du « 3 ans ». Robert collabore super bien quand on lui donne des directives claires. Je lui accorde le double, juste avant l’âge de raison. 

Avec sa carrure et ses beaux yeux bleus, il devient rapidement mon préféré et je le lui dis. C’est l’avantage avec les patients qui ne parlent pas ; ils gardent tous nos secrets.

Qui sauver en cas d’alarme ?

Un peu plus tard, je suis à l’étage supérieur avec les usagers qui présentent le plus de pertes cognitives. S’y retrouvent les cas les plus lourds, physiquement et mentalement. Les risques de fugues, les gens qui font de l’errance... en plus d’être atteints de la COVID-19.

Pendant le souper, l’alarme de feu s’active. En fait, c’est la pré-alarme, celle qui nous informe qu’une évacuation sera peut-être nécessaire. 

Prise de panique, je suspends ma distribution de plateaux et m’informe auprès de mon collègue sur la procédure à suivre. 

D’abord, la pré-alarme de feu déverrouille les deux sorties de secours. Avec tous nos fugueurs potentiels, il faut avoir un œil sur les portes pour ne pas que des bénéficiaires sortent. 

Mon collègue me rassure et me dit d’attendre les directives en continuant la routine. Un tsunami de questions déferle dans ma tête. S’il faut évacuer, comment procéder ? 

Qui sauver ?

Je me rappelle ce jeu de philosophie auquel j’ai participé, enfant, qui interroge sur les gens à sauver en cas de catastrophe.

Bien entendu que, même à 12 ans, j’ai argumenté pour sauver la personne handicapée. Mais aujourd’hui, au sixième étage avec des clients atteints de la COVID-19, d’Alzheimer et dont la moitié est non mobile, je suis en face d’un dilemme de gestion impossible. 

D’ailleurs, à l’époque, j’avais été bien soulagée à la fin du jeu d’apprendre qu’il n’y avait pas de bonnes réponses. L’alarme a finalement cessé, me dégageant du stress qui m’envahissait.

Black lives matter

Mes pensées sont avec mes collègues noirs aujourd’hui, alors que le monde s’indigne avec raison à la suite de la mort de George Floyd, asphyxié par un policier au Minnesota.

Dans la cafétéria de mon CHSLD, il n’est pas rare de voir les employés regroupés ainsi : une table de Blancs, une de Noirs et une de Latinos. Les premiers sont les renforts volontaires comme moi, les deuxièmes sont les employés réguliers et les troisièmes sont l’équipe d’entretien. Je parviens à créer des liens avec tous.

Le racisme est une autre pandémie mondiale. Plus sournoise, ancrée au cœur même de notre civilisation. D’où les réactions légitimes que nous observons, comme le déboulonnage de statues. Mais aussi, une volonté de s’unir dans l’adversité, une progression dans la réception des revendications des peuples bafoués.

Un système de Blancs imposé par les Blancs. Des Blancs qui ne nourrissent pas leurs parents lorsqu’ils les visitent en CHSLD. 

Tout ça pendant que des préposés aux bénéficiaires noirs enchaînent les quarts de travail supplémentaires pour ne pas que la place ferme, pour pouvoir continuer de soigner leurs patients blancs.

Faisons un petit jeu de philosophie. Il y a très peu d’usagers noirs, latinos ou autochtones en CHSLD.

Je vous laisse réfléchir au « pourquoi ».





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