Ça y est, je passe le flambeau aux soldats
Ancienne journaliste et illustratrice judiciaire, Delphine Bergeron travaille depuis quelques années comme intervenante en santé mentale. Elle a accepté de travailler dans un CHSLD de la région de Montréal à la mi-avril pour prêter main-forte pendant la crise du coronavirus. Voici sa dernière chronique sur son expérience au front.
Sur les derniers milles de ma contribution en CHSLD pour aider pendant la pandémie, je suis essoufflée, vidée. J’exécute ma routine avec le peu de cœur qu’il me reste.
Le soldat qui va me remplacer occupe la fonction d’aide-infirmier dans les Forces armées canadiennes.
Malgré leurs habits civils, les militaires sont faciles à reconnaître : ils se tiennent droits comme si la Reine les saluait. Les bras aux côtés du corps, ils fixent le regard devant et sont à l’affût de tout ce qui se passe autour d’eux.
Mi-trentaine, costaud, le soldat que je forme est attentif à tout ce que je lui dis et se montre rapidement efficace.
À la pause, il me questionne sur mes techniques d’intervention auprès de cette cliente qui est en détresse psychologique. « Qu’est-ce que tu lui as dit pour la calmer ? » Je suis impressionnée par sa bonne volonté et son sens de l’initiative.
Errance au coucher du soleil
Ce soir-là, au-delà d’un magnifique coucher de soleil partagé avec Mme Cardin (nom fictif), le coucher à l’étage des pertes cognitives est difficile.
Les couleurs chaudes font place au triste tableau de l’errance pour deux patientes sur l’étage. On les recouche une par une, mais elles se relèvent quelques minutes après.
Minuscule et chétive, Mme Sicard (nom fictif) se promène pieds nus dans sa grenouillère. J’installe mon soldat à son chevet, alors que je veille Mme Cardin. Je fais jouer de la musique calme sur mon cellulaire. Chaque fois qu’elle soulève sa tête confuse de son oreiller, je lui rappelle doucement que c’est l’heure de dormir. Elle finit par s’apaiser sur les paroles d’Aux marches du palais, de Nana Mouskouri.
Mme Cardin a reçu son deuxième résultat négatif à la COVID-19 le lendemain. Elle a été déménagée en zone verte, mais restreinte à sa chambre.
Les dernières nouvelles que j’ai reçues d’elle sont plutôt tristes ; elle était en crise perpétuelle, furieuse d’être séquestrée. Elle est psychologiquement au bord du gouffre.
L’heure des bilans
Participer à l’effort médical pendant la crise du coronavirus était le seul choix que j’avais pour respecter mes valeurs éthiques et morales. J’ai tout donné, si bien qu’à la fin, il ne me reste plus d’énergie pour être fière de moi. J’ai besoin de vacances !
J’en viens presque à envier l’ignorance des conspirationnistes du web qui pensent que la pandémie est une invention. Moi, j’ai bien vu qu’elle a existé et ce que je garde en tête, c’est le râlement de ceux qui en meurent.
J’aurais aimé finir sur une note positive, mais la réalité, c’est le son de cette respiration noyée, de ces bulles qu’on entend au creux des poumons des malades, qu’aucune mélodie ne peut apaiser.