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La pollution cachée des papetières québécoises

Des millions de tonnes de gaz à effet de serre qu’elles émettent n’apparaissent pas au bilan québécois

WestRock
Photo courtoisie, WestRock L’usine WestRock de La Tuque, qui emploie 450 personnes, serait le plus gros pollueur au Québec sans la biomasse.

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Le plus gros émetteur des gaz à effet de serre au Québec n’est pas une raffinerie, ni une cimenterie, mais bien une papetière. Pourtant, elle n’apparaît pas dans le top 10 des plus grands pollueurs selon les calculs du gouvernement du Québec.

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La compagnie Westrock, située dans la petite ville de La Tuque, au nord de Trois-Rivières, recrache près de 1,25 million de tonnes de gaz à effet de serre (GES) par année. C’est plus que les raffineries de Québec et Montréal, de même que la fameuse cimenterie de Port-Daniel.

Mais Westrock, comme bien des papetières, se distingue par son carburant vert . Elle brûle les propres déchets forestiers qu’elle génère en fabriquant du carton alimentaire, destiné par exemple à la confection de gobelets à café ou de boîte à pizza.

L’industrie forestière est championne de la récupération des déchets du bois pour faire de l’énergie, ce qui lui permet d’éviter le top 10 des grands pollueurs, tout en émettant des millions de tonnes de GES dans l’atmosphère.

Deux usines de la papetière Kruger se trouvent dans le top 10 des papetières polluantes.
Photo d'archives, TVA Nouvelles
Deux usines de la papetière Kruger se trouvent dans le top 10 des papetières polluantes.

10 millions des tonnes « effacées »

Westrock se trouve donc au 24e rang de notre palmarès avec ses quelque 200 000 tonnes de GES, beaucoup moins que sa production réelle.

Elle est loin d’être la seule dans sa situation. L’usine de Domtar, à Windsor, est au 4e rang des émetteurs de GES. Mais en retirant la biomasse, elle glisse ainsi en 41e place. Même chose pour Fibrek à Saint-Félicien qui passe de 7e à 34e pollueur.

Le complexe de la Domtar, à Windsor, émet plus de 1 million de tonnes de gaz à effet de serre, mais « 90 % des émissions sont produites à partir de biomasses forestières », souligne la porte-parole Providence Cloutier.
Photo courtoisie, Domtar
Le complexe de la Domtar, à Windsor, émet plus de 1 million de tonnes de gaz à effet de serre, mais « 90 % des émissions sont produites à partir de biomasses forestières », souligne la porte-parole Providence Cloutier.

Ainsi, en calculant la différence des émissions des GES de l’inventaire des pollueurs québécois avec et sans la biomasse, on apprend ainsi que ce sont environ 10 millions de tonnes annuellement qui sont « effacées » du bilan carbone québécois principalement dans la filière forestière.

Ressource renouvelable 

Pourquoi exclure ces GES ? Lorsque des matières renouvelables sont transformées en combustible, elles prennent le nom de biomasse. Et les GES émis lorsque l’on brûle de la biomasse forestière sont déduits des inventaires gouvernementaux, puisqu’il s’agit d’une ressource renouvelable, contrairement au pétrole, au charbon ou au gaz naturel.

« Le dioxyde de carbone (CO2) provenant de la biomasse n’est pas inclus, car il est présumé que le CO2 relâché pendant la décomposition ou la combustion de la biomasse est recyclé par les forêts », peut-on lire dans l’inventaire des GES du Québec 2017.

« Normalement, on considère la biomasse comme étant un combustible qui n’émet pas de GES parce que tu utilises du carbone qui a déjà été enfoui, mais tu vas reboiser autant », explique Alain Webster, professeur titulaire d’économie de l’environnement à l’École de gestion à l’Université de Sherbrooke.

Le protocole de Kyoto considère donc que la biomasse forestière est une activité carboneutre, mais cela a été critiqué par plusieurs recherches.

« La science est encore en train de s’obstiner [...] ça fait débat », explique Mathieu Béland chargé de projet pour Vision Biomasse Québec chez Nature Québec. 

Les 10 papetières les plus polluantes  

Nom de l'usine Ville Émissions de GES 2018 avec biomasse
Compagnie WestRock du Canada Inc. - usine La Tuque La Tuque 1 252 730 tonnes
Domtar Inc. - usine de Windsor Windsor 1 163 189 tonnes
Fibrek S.E.N.C. -Saint-FélicienSaint-Félicien1 080 279 tonnes
Fortress cellulose spécialisée Inc. (Ex-FPS Canada Inc.) Thurso 984 592 tonnes
Complexe Témiscaming Témiscaming 770 455 tonnes
Kruger Wayagamack S.E.C. Trois-Rivières 356 976 tonnes
PF Résolu Canada Inc. - usine Gatineau Gatineau 341 750 tonnes
Kruger Trois-Rivières S.E.C. Trois-Rivières 199 880 tonnes
Cascades emballage carton-caisse-cabano, une division de Cascades Canada ULC Témiscouata-sur-le-Lac 194 203 tonnes
Produits Forestiers Résolu - Division Alma Alma 78 910 tonnes

 

Une cimenterie alimentée au bois ?  

Cimenterie Port-Daniel
Photo d'archives
Cimenterie Port-Daniel

La biomasse n’est pas uniquement l’affaire des papetières. La cimenterie Port-Daniel étudie la possibilité de brûler 100 000 tonnes de biomasse par année, plutôt que du coke de pétrole. Cela lui permettrait de retrancher 150 000 tonnes GES de son bilan. Cette biomasse proviendrait des déchets de l’industrie forestière de la Gaspésie. L’entreprise n’a toutefois pas terminé l’analyse de rentabilité du projet. Son carburant principal, le coke de pétrole, un sous-produit du raffinage, est très polluant, mais peu cher. Quant à elle, la biomasse doit être récoltée, transportée puis séchée, et est donc plus coûteuse. La cimenterie le reconnaît : pour que le projet soit rentable, le coût de la tonne de carbone devra être assez élevé, sans quoi le coke de pétrole, aussi polluant soit-il, sera plus avantageux. 

Québec veut brûler des forêts pour faire de l’énergie  

Québec songe à couper des forêts pour les utiliser comme combustible et ainsi produire de la bioénergie, une proposition critiquée par les environnementalistes.

Un rapport du groupe de travail sur la forêt et les changements climatiques, commandé par le ministre de la Forêt, a soumis en février plusieurs scénarios au gouvernement Legault, qui en tient compte, selon nos informations.

Certains font consensus, par exemple encourager la récolte des déchets de coupes forestières, comme des arbres trop petits ou malades, plutôt que de les laisser pourrir au sol. 

Des projets, comme celui d’une bioraffinerie à La Tuque pouvant traiter 650 000 tonnes de biomasses par année, pourraient transformer ce bois en biodiésel et réduire l’impact des véhicules à essence.

Mais Québec veut aller plus loin et songe à encourager la coupe de forêts de bouleaux blancs, d’érables rouges et de trembles pour faire de l’énergie. Le rapport propose l’« augmentation de la récolte des bois sans preneurs », des essences d’arbres dont l’industrie n’a que faire.

Dette carbone 

Cette pratique est critiquée. Lorsqu’on coupe un arbre qui pourrait encore capturer du gaz carbonique, on contracte une « dette carbone » qui réfère à la période entre la coupe et le temps qu’il faut pour que l’arbre replanté absorbe autant de carbone.

Dans le cas des déchets forestiers, cette dette est plus petite, puisque le C02 serait rapidement libéré lors de la décomposition de la matière.

Mais dans le cas des arbres en santé, c’est une tout autre histoire. « Quand il s’agit de couper une forêt vivante [...] La dette en carbone est extrêmement longue », note Xavier Cavard, titulaire de la Chaire de recherche UQAT-MFFP sur la gestion du carbone forestier. 

Un calculateur créé par Ressources naturelles Canada démontre en effet qu’il faut attendre plus de 90 ans pour observer une réduction des gaz à effet de serre dans le cas d’une forêt en santé.

Sur le dos de la biodiversité

« Il ne faut pas que la lutte climatique se fasse sur le dos de la biodiversité », insiste Pier-Olivier Boudreault, de la Société pour la nature et les parcs (SNAP-Québec). Il déplore que le groupe de travail n’ait pas étudié de scénarios où Québec réduirait les coupes forestières et créerait d’avantagés d’aires protégées.

« Le bois mort et les débris (biomasse) sont une source de nourriture tout comme des habitats fauniques essentiels pour des centaines d’espèces : des oiseaux jusqu’aux rongeurs, insectes, et champignons », souligne Olivier Kölmel, de Greenpeace Canada.

Les auteurs du rapport estiment de leur côté que l’usage du « bois sans preneur » permettrait de rentabiliser les opérations de coupes forestières qui ne le sont pas, tout en aidant l’environnement à long terme.

« Le but n’est pas de couper une forêt uniquement pour faire de l’énergie. Ça peut vouloir dire que dans un peuplement, il y a quelques arbres de qualité sciage, et d’autres arbres de moins bonne qualité. La filière de la bioénergie a l’avantage d’avoir peu de critères de qualité ou d’essence d’arbre », note Évelyne Thiffault, professeur au département des sciences de la forêt de l’Université Laval.

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