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L’immaculée tentation

Male hand holding TV remote control, Point of view shot
Photo Adobe Stock

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Dans toute sa longue histoire, l’homme a toujours été tenté par une même folie qui l’a maintes fois poussé à détruire ses temples, ses monuments, ainsi que son patrimoine artistique et intellectuel, lorsqu’un nouveau courant de pensée faisait son entrée dans son existence. De fait, il a plus souvent qu’à son tour été l’outil, si ce n’est le grand architecte, de sa propre dépossession, et il a condamné des idées de génie et d’avant-garde à devoir patienter des siècles, sinon des millénaires, au prix d’innombrables morts, avant qu’on ne leur permette enfin d’enrichir le monde. Notre ère, imbue de son progressisme, ne fait malheureusement pas exception à la règle.

Prenons le cas récent de cet appel à la censure de nos anciennes téléséries en rediffusion, auxquelles on reproche de faire la promotion de stéréotypes en profond décalage avec nos valeurs modernes. On me dira bien qu’il y a un monde entre cette «anecdote» et le sac de la bibliothèque d’Alexandrie, mais permettez-moi d’attirer votre attention sur le fait que, si l’ampleur et la méthode diffèrent, la volonté, derrière, m’apparaît être très sensiblement la même: celle de créer une société immaculée, soustraite à toute souillure morale passée, présente et future. Une société en adéquation absolue avec sa nouvelle idéologie, qui aspire, par l’éradication de tout ce qui contrevient à sa pensée, à se déclarer le début et la fin de toute chose.

Si je comprends parfaitement que les nouvelles productions se doivent de refléter les sensibilités nouvelles que la société développe à mesure que sont portées à son attention des réalités qui lui échappaient jusque-là, je crois, en contrepartie, qu’il nous faut cultiver une tendresse et un respect sincères pour les œuvres du passé, car ce sont les marqueurs de notre évolution et l’école insoupçonnée à laquelle nous avons le plus facilement accès dans le confort de nos maisons.

Comprenons-nous bien: un nouveau programme nous imposerait des stéréotypes dégrossis à la hache sur quiconque, que je serais la première à froncer sévèrement les sourcils et à juger une telle paresse sociologique déplacée et impertinente, car je ne saurais vous dire à quel point j’enrage moi-même quand je me retrouve devant une caricature grossière et réductrice du Québécois. Notre sens de l’équité, de l’empathie et de la réciprocité est parfaitement en mesure de comprendre à quel point c’est déplaisant, sinon blessant pour n’importe qui. 

Par contre, je confesse ressentir une grande satisfaction à écouter ces rediffusions, car le fait d’observer consciemment ces quelques contrefaçons culturelles et identitaires, qui ne sont pas systématiquement malveillantes, pas plus qu’elles ne font l’apologie de l’exclusion et du racisme, me conforte dans le constat et la certitude que nous avons beaucoup appris et que sur bien des aspects, nous avons changé en mieux. Et s’il est évidemment vrai de dire que tout n’est pas parfait, et qu’il nous reste encore du chemin à faire, c’est néanmoins ce qui me pousse à croire que nous avançons dans la bonne direction... à la rigoureuse condition qu’on ne se laisse pas effacer, derrière. 

Nos anciennes émissions, en plus de porter en elles un patrimoine d’amour et de nostalgie qui nous touche, qui nous rappelle à nos jeunesses, et qui a parfois même fait office de famille chez les plus esseulés, ont également une véritable valeur éducative, car en nous confrontant à tout ce qui ne passerait plus aujourd’hui, elles nous permettent de contempler, de quantifier et de réaffirmer le changement de nos mentalités et de nos choix de société.  

Les enlever, en totalité ou en partie, au nom des nouvelles sensibilités, c’est chercher à allaiter de force une population pourtant adulte. C’est nous balancer au visage que nous ne sommes pas assez intelligents pour comprendre ce que nous regardons, ou pour parler avec nos enfants. Infantiliser notre capacité de jugement et d’analyse et s’entêter dans cette voie, même au nom de la plus lumineuse des vertus, c’est surtout faire la preuve indiscutable qu’on en manque gravement soi-même.  

Enfin, cette incapacité épidermique à supporter le moindre fait contraire ou la moindre opinion divergente, et cette manie de réclamer l’anathème pour les œuvres jugées problématiques et la tête de ceux et celles qui osent encore les citer sont pour moi l’indice flagrant de l’immaturité du regard que l’on cherche aujourd’hui à porter sur nous-mêmes comme sur les événements, malgré la pertinence de bien des prémisses progressistes.  

En terminant, il me semble important de rappeler que si le décalage des valeurs nous permet, effectivement, de suivre le cours de notre évolution, la redécouverte et la relecture de nos œuvres passées — qu’elles soient télévisuelles, littéraires, théâtrales, cinématographiques ou autres — permettent également de constater à quel point certaines choses n’ont absolument pas changé et de réaliser que, non seulement nos grands combats ne viennent pas de commencer, mais ils sont loin d’être terminés. Et s’il est une chose essentielle que l’histoire nous apprend et avec laquelle ce comportement juvénile d’autodestruction entre en profonde contradiction, c’est que nous avons l’impérieux devoir de protéger de l’immaculée tentation le libre et plein accès aux arts et à la connaissance, et le devoir de nous lancer, sans tabous, avec ouverture, passion et humilité, dans la découverte, la compréhension et la maîtrise de notre propre matière, si nous voulons être capables et dignes d’en écrire la suite.  

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