[PHOTOS] L’incroyable histoire d’un petit délinquant des années 30 et de sa femme
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Rien ne prédestinait Émile Dugal et Marguerite Pagé à faire l’objet d’un texte. La découverte de photos prises à la suite d'un accident de voiture survenu le 13 avril 1935 a permis de lever le voile sur leur vie. En effet, les archives judiciaires et les journaux de l’époque, conservés par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, nous permettent de retracer le parcours d'Émile Dugal et celui de sa femme, tout aussi surprenant.
1) Un milieu rude
Né le 16 juillet 1904 dans la paroisse de Saint-Sauveur, Émile Dugal est issu d'un milieu ouvrier. Le quartier Saint-Sauveur, avec ses 28 891 habitants en 1921 – soit le double d’aujourd’hui –, était alors le quartier le plus populeux de Québec, qui comptait 95 193 résidents. C’était un milieu qui pouvait être rude.
Son père est accusé et condamné en 1913 pour voies de fait, et Émile Dugal est lui-même impliqué dans plusieurs «petites chicanes», comme il le dit à l’un de ses procès. Elles lui valent plusieurs poursuites judiciaires à partir de 1926. Des accusations de voies de fait, d’entrave à un agent de la paix, de menaces et d’assaut s’accumulent tout au long de sa vie. En 1935, après avoir été jugé coupable à quelques reprises, Dugal déclare: «Ils m’ont condamné une fois pour m’être sauvé avec mon char en descendant de Montréal, au lieu de me mettre une charge de boisson, ils m’ont mis une charge de vitesse.»
2) Un univers centré sur les véhicules à moteur
Émile Dugal est élevé dans le milieu du transport. À 17 ans, le recensement de 1921 le présente comme charretier. Son père exerçait lui aussi ce métier. Au début du XXe siècle, on assiste à des changements importants: notamment, le cheval cède graduellement le pas au véhicule automobile. Au cours de sa vie, Émile Dugal est successivement présenté comme charretier (1921-1928), journalier (1929-1932), chauffeur de taxi (1927, 1935), mécanicien (1936-1938) et enfin comme employé du chantier maritime Morton Engineering & Dry Dock (1943-1945). Il demeure toute sa vie dans la Basse-Ville de Québec.
Dès 1928, il participe à des courses. Le 11 mars de cette année, il participe – sans gagner – à la course de chiens (derby dit provincial) organisée par Arthur Turgeon, du Dominion Garage, entre la maison Kent (l’actuel Manoir Montmorency) et Québec.
Émile Dugal aime les automobiles, mais surtout la vitesse. Le 18 juin 1939, à Saint-Georges-de-Beauce, il participe à l’ouverture officielle des courses d’automobiles du Quebec Sporting Auto Racing Club Enrg. En septembre, au volant de sa Hupmobile de 133 forces, il arrive troisième à la course de 100 milles qui se tient sur la piste de l’Exposition provinciale.
Une animosité assez profonde existe entre plusieurs coureurs. C’est ainsi qu’Émile Dugal et Georges de Lottinville se rendent sur la nouvelle route de Saint-Grégoire, le 22 septembre de la même année, vers la fin de l'après-midi, pour liquider une discussion avec enjeu de 50$ de part et d’autre. Les deux conducteurs ont déclaré qu’ils n'ont pas besoin de galerie pour régler leurs comptes, écrit un journaliste.
Dugal et de Lottinville venaient à peine de commencer leur première épreuve quand un officier de vitesse leur courut après et leur donna ordre de stopper. Les deux pilotes se rendirent à Saint-Grégoire au pas de la tortue, s’arrêtèrent pendant une demi-heure, mais, en dépit des exhortations contraires de quelques-uns de leurs amis, en vinrent encore aux prises sur le chemin du retour. De Lottinville défonça l’un des pistons de son moteur alors qu’il disputait farouchement le terrain à Dugal, à une vitesse de 84 milles à l’heure. Constatant l'accident survenu à son rival, Dugal refusa de prendre son argent, déclarant qu'il ne voulait pas courir contre une machine qui marchait avec... une béquille! (Le Soleil, 23 septembre 1939).
En 1940, on le qualifie de coureur habile possédant de longues années d’expérience. Il participe à plusieurs courses et, le 22 septembre de cette même année, arrive second à l'épreuve de 50 milles pour automobiles «stock», puis, le 20 octobre, finit quatrième à l'épreuve de 50 milles pour voitures de course. Lors de cette dernière compétition, il bat le champion canadien Donat Émard, de Montréal. Celui-ci venait d’abaisser, le 4 août précédent, le record de piste au terrain de l'Exposition, à Québec.
3) Émile Dugal et la Commission des liqueurs
Adoptée en 1921, la Loi sur les boissons alcooliques entraîne la création de la Commission des liqueurs du Québec. Ce tout nouveau monopole étatique a essentiellement deux rôles: faire la gestion et le commerce du vin et des spiritueux ainsi que délivrer les permis d’alcool aux hôtels et aux restaurants. La Commission des liqueurs possède le monopole de l’import, du transport, de la vente d’alcool et de la délivrance de permis. Ceci nécessite une surveillance constante afin que la loi soit respectée. Il s’agit là du travail de la police des liqueurs, le bras armé de la Commission.
Pour bien des individus, et pour Émile Dugal en particulier, contourner le monopole de l’État peut s’avérer une activité fort lucrative. Entre 1929 et 1949, il est arrêté au moins une vingtaine de fois pour avoir illégalement transporté ou gardé de l’alcool. Il est aussi accusé de recel et de possession de cigares dont les droits d’accise n’avaient pas été payés.
4) Le tragique accident du 13 avril 1935
Le 13 avril 1935, Albert Beaulieu rend visite à Émile Dugal, qui demeure en face de la Taverne de Jos. Dion, rue Saint-Joseph. Beaulieu est un récidiviste qui a été impliqué dans plusieurs infractions à la Loi des liqueurs et qui a été poursuivi pour vol, recel et différentes autres infractions. Les deux compères se retrouvent ensuite à la Taverne de Jos. Dion et y consomment quelques bières.
Beaulieu demande plus tard à Dugal de le reconduire chez lui, mais aussi de le mener auparavant chez Albert Viel au 29, rue Ramsey, rue de la Basse-Ville, près de la gare de Sainte-Anne. Viel est bootlegger (contrebandier d’alcool) ordinairement, dit Beaulieu lors du procès. Au retour de chez Viel, Dugal, vers minuit, heurte avec sa voiture Alcide Filiatreault, cuisinier au camp de Valcartier.

Le temps est maussade. Il tombe du grésil avec de la neige et c’est très sombre – après minuit, les lampadaires de la ville ne conservent qu'une ampoule sur cinq. L’accident se produit dans la rue Saint-Paul, en face de l’hôtel Château Champlain – aujourd’hui le refuge Lauberivière, près de la jonction avec le boulevard Charest et la rue Saint-Joseph. Dugal conduisait une voiture de course rouge Marmon-Roosevelt 1926-1927. La voiture était en mauvais état et n’avait ni pare-brise, ni garde-boue, ni toit, ni silencieux. De plus, ses phares éclairaient mal.
La victime, transportée à l’hôpital Saint-Sacrement, y restera jusqu’au 29 août et sera amputée de la jambe gauche.
Facilement identifiables par les témoins de l’accident, la voiture et son propriétaire sont retrouvés rue Octave, face au logement de Beaulieu. Dugal est arrêté et un procès s’ensuit.
Au terme du procès, le 14 janvier 1936, le juge J. Hugues Fortier condamne Duval à huit mois de prison avec travaux forcés pour avoir causé des blessures par son incurie, ainsi qu’à 30 jours pour n’avoir pas arrêté son auto après l’accident. Il a été prouvé que l’accusé, sachant que son auto était en mauvais état, l'avait quand même conduite à une vitesse exagérée. Dugal et Beaulieu prétendaient que la voiture roulait à une vitesse de 20 à 25 milles à l’heure.
Par contre, Marie-Ange Dionne, 25 ans, qui a vu toute la scène, affirme que Dugal roulait plutôt à «35 à 40 milles à l’heure, allant vers Saint-Roch dans un char de course qui avait deux passagers». Dugal est emprisonné le 10 mars 1936.
5) Marguerite Pagé-Duval, épouse et complice
Née le 5 septembre 1915, Marguerite Pagé est de la même trempe que Dugal. Orpheline de père, elle aime la vitesse et l’alcool. Le 9 juin 1937, trois mois avant son mariage avec Dugal, elle est impliquée dans un grave accident de voiture:
Trois personnes ont été blessées, dont deux assez sérieusement, dans un accident d'automobile qui s’est produit vers une heure ce matin, en face de l'hôtel de la “Donnacona Paper”, à Donnacona. Deux des victimes ont dû être administrées. Ce sont mesdemoiselles Marguerite Pagé et Gemma Savard, toutes deux de Québec. La première était au volant au moment de l'accident. On a dit que la voiture était la propriété de M. Émile Dugal, de Québec. Celui-ci n’y était pas; on l'avait apparemment laissé au Cap-Santé. Dans la voiture, il y avait en avant mesdemoiselles Pagé et Savard et une veuve dont on n'a pu savoir le nom. Elle a dit qu’elle résidait au no 163 de la rue Richardson. À l'arrière se trouvait un homme qui a donné le nom de Lépine. Apparemment, la voiture s’en venait à une assez vive allure. Parvenue au sommet de la Côte, après avoir laissé le pont, la conductrice se trompa de chemin et alla pour s’engager dans le chemin connu sous le nom de “River View”. Lorsqu'elle s'aperçut de son erreur, Mlle Marguerite Pagé donna un coup de volant à gauche. Mais il y avait un poteau. L'automobile donna contre et fut démolie. Les deux jeunes filles furent projetées à travers le pare-brise. ... M. Rodolphe Bertrand conduisit Mlle Pagé à l'hôpital Saint-François d'Assise, dans son ambulance. (L’Action catholique, 9 juin 1937, p. 3)
À l’été 1941, Marguerite Pagé devient la première femme à prendre part à une course sur la piste de Québec. On considère qu’elle est «un sérieux adversaire». (Le Soleil, 4 juillet 1941). Elle participe aux courses du 27 juillet, mais sans succès.
Mme Dugal s’implique aussi dans les activités illicites de son mari. Elle est poursuivie dès 1938 pour des infractions à la Loi des liqueurs et à la Loi d’accise. En 1951, après la mort de Dugal, elle est impliquée dans plusieurs affaires. En novembre, elle avoue en cour avoir accompagné deux bandits notoires, Philippe Molloy et Roméo Lavoie, lors d'un cambriolage à Dosquet, dans le restaurant-épicerie Octave Poitras, et reconnaît avoir procuré à une fille les moyens de se faire avorter. Sur le tout, elle est condamnée à huit mois d'emprisonnement par M. le juge Laetare Roy. Elle est incarcérée à la prison Gomin.
6) Décès d’Émile Dugal et de Marguerite Pagé
Émile Dugal meurt subitement le 25 août 1950, à l’âge de 46 ans, et est inhumé au cimetière Saint-Charles. Marguerite Pagé, quant à elle, meurt à Montréal en 1976 et est inhumée dans une fosse temporaire, dans le cimetière Le repos St-François d'Assise (Cimetière de l'Est). Le couple ne semble pas avoir eu d’enfant.
Un texte de Rénald Lessard, archiviste-coordonnateur, Bibliothèque et Archives nationales du Québec
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