Mille millions de clochettes pour Joyce Echaquan
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Parmi les différents types de danseurs qui performent lors des pow-wow, se trouvent celles que l’on appelle les «jingle dancers». Ces femmes ont la particularité de coudre aux jupes de leur régalia, nom de leur habit traditionnel, des myriades de petites clochettes qui tintent à chacun de leurs mouvements. Au-delà du fait que c’est magnifique à voir et à entendre, ces clochettes symbolisent les larmes que ces fabuleuses danseuses offrent en prières et en soutien à ceux et celles pour qui elles choisissent de danser. Il y a quelques jours, en apprenant ce qui était arrivé à Joyce Echaquan, il m’a soudain semblé entendre résonner, comme un tonnerre terrible, l’écho de mille millions de clochettes dans l’air.
Mais est-ce que mille millions de larmes peuvent suffire à ramener une mère à ses enfants et une femme à son homme?
Est-ce que mille millions de larmes savent effacer les outrages ordinaires et les désobligeances traditionnelles?
Ces rituels et ces symboles aident certes à trouver un réconfort, sinon un apaisement, ainsi que le sentiment ô combien essentiel de ne pas se sentir seul au monde lorsque la douleur et les traumatismes nous accablent, mais aujourd’hui, je me demande: qu’en est-il de la fatigue mortelle de toujours devoir guérir de quelque chose et qui hypothèque la vie? Qui astreint à continuellement vider l’eau qui s’engouffre sans jamais pouvoir colmater la brèche? Car toutes les clochettes du monde ne peuvent empêcher les coups, les agressions, les insultes et la cruauté qui continuent de briser les corps et les familles, de fendre la peau de l’âme et de fracturer les os de l’esprit. Elles ne peuvent que pleurer les contusions, les disparitions et les plaies. Elles ne peuvent que soutenir celui ou celle qui cherche à sortir du cercle vicieux de la souffrance dont le mal, autrement, continue à se déverser sur sa descendance et sur les générations qui suivent.
C’est donc la main sur le cœur, des clochettes plein les yeux et le front collé aux vôtres que j’ai envie de dire que je suis profondément navrée. Navrée pour ces véritables retardés sociaux, résidus d’une époque archaïque, révolue et nauséabonde, qui a trop longtemps quantifié la valeur des gens selon la couleur de leur peau ou leur langue. Pour tous ceux qui cultivent encore la haute stupidité de se penser dans leur droit en traitant les autres comme des êtres inférieurs et de moindre importance que l’on peut disqualifier de l’existence, piller et tuer, au nom d’une supposée supériorité biologique et qui s’imaginent, en 2020, pouvoir continuer de le faire en toute impunité.
Je dirais bien que je les déteste de tout mon cœur pour ce qu’ils nous font subir collectivement. Pour ce qu’ils provoquent à l’âme de la nation et pour cette honte terrible qu’ils infligent à tous les Québécois et les Québécoises qui, devant la tragédie de Joyce Echaquan, et tant d’autres avant elle, partagent cette même rage, cette même peine, cette même indignation et surtout, cette même envie que cessent définitivement ces odieux non-sens entre nous. Que je leur en veux viscéralement de toujours nous ramener en arrière, malgré tous nos efforts pour nous reconnaître et reconstruire les ponts qui n’auraient jamais dû être brisés entre nous, mais en toute franchise, j’ai plutôt gravement pitié d’eux.
Pitié de leur incapacité à ressentir ce même respect élémentaire envers autrui que celui que nous demandons pour nous depuis toujours. Pitié de leur manque d’ouverture, de gentillesse, d’amitié, de compassion et d’empathie. Pitié de leur vulgarité, de la sécheresse de leur cœur et de leur regard aveugle. Je les plains d’avoir été éduqués dans la haine, la crainte et le mépris de l’Autre, qui est tout compte fait si semblable, car ce doit être terrible que de vivre quotidiennement dans ce putride état d’esprit, qui ne sait que blesser et détruire autour de lui. Vraiment, je les plains de devoir se regarder tous les jours dans la glace et d’y voir d’aussi tristes personnages.
Mais voilà, au-delà de la révolte et de la médecine, que pouvons-nous faire pour mettre un terme à cette vieille folie? Pour tracer définitivement une ligne derrière laquelle nous ne retournerons plus jamais? Est-ce à dire que les femmes des Premières Nations devront coudre éternellement de nouvelles larmes sur leurs jupes? En tout état de cause, et devant l’urgence d’agir pour qu’aucun autre nom n’aille tristement s’inscrire à la suite de celui de Joyce Echaquan, nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre que les instances au pouvoir daignent enfin faire quelque chose, pendant que de vraies gens tombent et meurent sous le poids des mots pieux.
Peut-être est-ce naïf de ma part de croire que la moitié de la responsabilité nous revient à travers le fait de ne plus faire la sourde oreille en nous disant que ça ne nous concerne pas. Peut-être est-ce utopique de penser que ça commence par arrêter de détourner le regard devant les mots et les gestes, parfois proférés par nos proches et nos amis, que nous savons fort bien ne pas être fondamentalement mal intentionnés, mais que nous voyons quand même agir par habitude ou ignorance. D’entériner que même si la nature des actes et des discours n’est pas nécessairement toujours criminelle à proprement parler, elle est néanmoins systématiquement porteuse d’irrespect, de préjugés, d’injustices et de recul, et elle n’aide rien ni personne.
Il ne s’agit pas de jouer à la police, aux vertueux ou aux sauveurs, mais de simplement veiller sur les autres comme on aimerait que l’on veille sur nous, car la mélanine n’a jamais eu le pouvoir d’influencer le ressenti de la souffrance chez qui que ce soit et que personne ici n’est étranger à l’expérience. Je me dis que ça doit sincèrement venir de tous les côtés pour que ça puisse fonctionner sans laisser personne derrière et que si nous ne réussissons d’abord pas à l’échelle de nos relations, aucun système ou structure ne le fera jamais à notre place, car c’est, en toute logique, au système de nous ressembler et non le contraire. Et ça, ça commence par des choses simples: une ouverture d’esprit curieuse, des mots justes, des regards francs et des mains sincères qui se tendent et se tiennent. Surtout, surtout, ça commence par remiser une bonne fois pour toutes ces vieux folklores de merde qui cherchent encore à nous persuader que nous n’avons rien en commun, car vous voulez que je vous dise ce qui moi me persuade de leur profonde désuétude? C’est que nous ne serions pas autant à demander justice pour Joyce Echaquan et sa famille s’il n’y avait pas déjà un lien puissant qui ne dit pas encore son nom entre nous.