Les bas de Noël des ministres
Notre Bureau d’enquête fait la lumière sur les budgets discrétionnaires, l'un des tabous du gouvernement
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Chaque année, les ministres québécois distribuent une dizaine de millions de dollars de fonds publics au gré de leur générosité. Sans comptes à rendre ou critères précis à respecter, ils saupoudrent ces budgets discrétionnaires à des organismes de bienfaisance, mais aussi à des entreprises privées, à des élus et à des villes.
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En 2020, l’argent de poche des ministres a même discrètement doublé à 20M$ à cause de la COVID-19. À l’approche de Noël, notre Bureau d’enquête présente pour la première fois un portrait clair de la générosité des ministres. Lesquels ont fait preuve de favoritisme? Quels sont les organismes qui ont été les plus choyés?
Un ministre sur trois favorise sa circonscription
Notre Bureau d’enquête a découvert que le tiers de ces élus favorisent les organismes de leur circonscription.
Cet argent, appelé les budgets discrétionnaires, est dépensé en subventions de l’ordre de quelques centaines à quelques milliers de dollars chacune.
Mais aucune norme ou reddition de compte n’encadre ce programme, qu’une commission d’experts voulait d’ailleurs abolir en 2014 (voir en page plus loin).
Aucune annonce n’a été faite pour informer la population que les budgets des ministres étaient augmentés. Ni le Conseil du trésor ni les cabinets ministériels (à l’exception de trois) n’ont accepté de nous révéler combien d’argent provenant de fonds publics est dépensé.
Mais en compilant les rapports trimestriels que chaque ministère publie en ligne — une tâche qui a pris plusieurs semaines —, nous avons découvert que 9,5 millions $ ont été dépensés l’an dernier. Ainsi, l’enveloppe 2020-2021 pourra atteindre jusqu’à 19,1 millions $.
Cette analyse a aussi permis de constater que depuis le changement de gouvernement en octobre 2018, neuf ministres ont favorisé leur circonscription.
Pour l’ensemble de la province
Pourtant, le budget discrétionnaire d’un ministre doit servir aux organisations de l’ensemble du Québec et pas seulement à sa circonscription. Il faut savoir que chaque député a aussi une enveloppe pour aider son comté.
Onze ministres caquistes ont aussi consacré au moins 65% de leur budget à des organismes situés dans des régions caquistes.
«Ce n’est pas normal, a réagi le député du Parti québécois Harold LeBel [dans une entrevue réalisée avant son arrestation]. Normalement, tu te préoccupes d’être équitable pour tout le monde. Que [la circonscription] soit péquiste, solidaire, libérale ou caquiste... ça doit être le projet qui compte.»
Le favoritisme n’est pas une pratique nouvelle, comme le démontre l’analyse d’une année financière de l’ère libérale (voir en page plus loin).
Pas mieux chez les libéraux
En juin, notre Bureau d’enquête avait reçu des documents montrant qu’en 2008, l’équipe de la ministre libérale de la Culture Christine St-Pierre refusait de financer des comtés «ingagnables», «remplis de péquistes», et qu’elle suggérait de garder leur argent pour «des gens de notre bord».
Deux anciens ministres (une péquiste et un libéral), qui ont souhaité conserver l’anonymat, nous ont expliqué la dynamique de ce sujet tabou sur la colline.
La première croit que la Coalition avenir Québec (CAQ) pourrait être en train de faire un rattrapage avec certains ministres, jugeant que c’est maintenant «à leur tour».
Le biais peut être inconscient, car ce sont souvent les députés qui plaident pour les demandes de subventions.
«Les députés gouvernementaux ont un accès plus direct au ministre», explique l’ex-ministre libéral.
Mais personne n’est dupe, ces budgets permettent aussi de faire de la politique sur le terrain.
«Ça paraît bien d’aider les organismes locaux», dit-il.
Le budget peut aussi servir à souder les troupes, mentionne M. LeBel, qui a travaillé aux cabinets de plusieurs premiers ministres.
«Des fois, on a besoin que nos députés soient de notre bord [pour les] convaincre d’un projet de loi. Le discrétionnaire permettait de créer des liens avec ton caucus», dit-il, tout en soulignant qu’un souci d’équité existait, pour ne pas donner une image de partisanerie.