Le Canada se serait fait voler la 5G
Le géant Nortel était une puissance mondiale avant d’être victime d’espionnage de la part de la Chine
Une attaque informatique et de l’espionnage industriel de la part de la Chine auraient mené à la chute du géant canadien Nortel, dont plusieurs experts ont ensuite été recrutés par Huawei pour développer la nouvelle génération de téléphonie mobile, la 5G.
L’ancien géant des télécommunications canadien Nortel a fait faillite en 2009. Sa chute est habituellement attribuée à une mauvaise gestion et à la crise économique qui sévissait à l’époque.
Mais dans le milieu du renseignement, plusieurs estiment que la Chine a joué un rôle important dans sa disparition.
«Le Canada a perdu son industrie des télécommunications. Elle a été volée par la Chine. Désolé de vous le dire», affirme sans détour Brian Shields, un expert américain en cybercriminalité.
En 2004, alors que Brian Shields était conseiller principal en sécurité chez Nortel, un important piratage a été détecté dans le réseau de l’entreprise.
Sept comptes, dont celui du PDG de l’époque, ont été compromis pour voler près de 1500 documents techniques.
«La seule personne qui aurait pu utiliser ça était un compétiteur», estime Brian Shields. Son enquête a déterminé que les pirates «étaient basés en Chine».
Compétition sans pitié
Dans les années qui ont suivi, Nortel a subi la concurrence féroce de rivaux chinois, et notamment de Huawei.
Vers la fin des années 2000, «Huawei vendait [ses] équipements plus bas que les coûts de fabrication de Nortel», affirme Pierre Bissonnette, un ancien cadre de Nortel, qui a aussi été directeur général de Huawei Canada.
«Ce n’est pas une coïncidence», croit Brian Shields, qui n’a toutefois aucune preuve de l’implication de Huawei dans le piratage.
«Ce que je sais, c’est que le gouvernement chinois était derrière, précise Richard Fadden, ex-directeur du Service canadien du renseignement de sécurité [SCRS]. Tout ce que je pourrais dire, c’est que c’est généralement reconnu dans le public, que la Chine était effectivement notre interlocuteur principal dans le contexte de Nortel.»
Perte coûteuse
Le vice-président aux affaires de l’entreprise de Huawei Canada, Alykhan Velshi, affirme que son entreprise n’a jamais volé de technologie à Nortel.
N’empêche, plusieurs chercheurs de Nortel ont rapidement été recrutés par Huawei au moment de la faillite. C’est le cas, entre autres, de Wen Tong, qui dirigeait le laboratoire de recherche de Nortel.
«Wen Tong est à l’origine, pour Huawei, du développement de la 5G, indique Michel Juneau-Katsuya, un ancien agent du SCRS. C’était quelqu’un d’extraordinairement intelligent dont on aurait pu bénéficier ici, au Canada, et qu’on a perdu.»
Selon le magazine américain Wired, c’est Wen Tong qui a convaincu Huawei d’investir 600 millions de dollars US dans la recherche en 5G en 2013.
Selon la firme de recherche GreyB, Huawei possède aujourd’hui plus de 13 500 brevets relatifs à la 5G, plus que n’importe quelle autre entreprise dans le monde.
Aucune plainte en 12 ans, dit Huawei Canada
Huawei travaille de près avec les services de sécurité canadiens.
Aucune brèche informatique n’a jamais été détectée dans ses équipements au pays, assure un vice-président de l’entreprise chinoise.
Dans une longue entrevue accordée à notre Bureau d’enquête, le vice-président aux affaires de l’entreprise de Huawei Canada, Alykhan Velshi, a souligné que tous leurs équipements sont inspectés par un programme du Centre de la sécurité des télécommunications (CST), une agence de renseignement fédérale.
«Nous n’avons reçu aucune plainte du CST au sujet de nos équipements au cours de nos 12 années au Canada», soutient M. Velshi, qui était auparavant stratège pour le premier ministre conservateur Stephen Harper.
Selon lui, les craintes que la Chine utilise les appareils de Huawei pour espionner les télécommunications sont «absurdes».
Pas d’entrevue
Le CST a refusé notre demande d’entrevue, car le programme d’inspection des équipements Huawei est classé secret.
L’organisation a toutefois indiqué par courriel que «les Canadiens peuvent être certains que le gouvernement du Canada s’efforce de mettre en place les mesures de protection les plus robustes».
Alykhan Velshi admet que les menaces cybernétiques à l’endroit des systèmes de télécommunication sont «réelles».
Selon lui, toutefois, ceux qui s’inquiètent de l’espionnage chinois ne devraient pas cibler que Huawei, puisque la plupart des grands fournisseurs d’équipements de télécommunication fabriquent des appareils en Chine.
«Ce qu’il nous faut, c’est une solution qui s’applique à l’ensemble de l’industrie», estime le vice-président.
En ce moment, les équipements des autres fournisseurs, comme Nokia et Ericsson, ne sont pas inspectés par le CST.
La saga Huawei
1987
Création de Huawei en Chine
2008
Création de Huawei Canada
2009
Faillite de Nortel. Huawei recrute plusieurs employés clés.
2009
Bell et Telus déploient leurs premiers équipements Huawei en 4G.
2010
Huawei génère un revenu annuel mondial de 28 milliards de dollars US.
2012
Bell et Telus signent un gros contrat avec Huawei pour leur réseau 4G.
2013
Début du programme d’inspection des équipements Huawei par le Centre de la sécurité des télécommunications
2017
Création d’une chaire de recherche Huawei à Polytechnique Montréal
2017
Huawei devient commanditaire de l’émission Hockey Night in Canada.
Août 2018
L’Australie bannit Huawei de son réseau 5G. Huawei devient deuxième parmi les plus grands vendeurs de téléphones intelligents au monde, derrière Samsung et devant Apple.
Septembre 2018
Début de l’examen de sécurité à Ottawa pour déterminer si Huawei pourra être utilisé en 5G.
Décembre 2018
La directrice financière Meng Wanzhou est arrêtée au Canada, à la demande des États-Unis. Les Canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor sont arrêtés en Chine.
Mai 2019
Les États-Unis interdisent l’achat de nouveaux équipements Huawei.
Juin 2019
La Chine suspend temporairement l’importation de bœuf et de porc canadiens. Certains y voient une conséquence de l’arrestation de Meng Wanzhou.
Décembre 2019
Huawei génère un revenu annuel mondial de 122 milliards de dollars US.
Juin 2020
Les principaux opérateurs de télécommunication du Canada sélectionnent d’autres fournisseurs que Huawei pour la 5G.
Juillet 2020
Le Royaume-Uni interdit Huawei en 5G.
Octobre 2020
La Suède bannit Huawei de la 5G.
Mars 2021
Les procès de Michael Kovrig et de Michael Spavor se déroulent à huis clos en Chine.
«Le plus important, pour Huawei, c’est de faire de l’argent»
Huawei aurait «facilement» pu faire de l’espionnage au Canada, sauf que la multinationale chinoise était trop occupée à faire de l’argent, estime un ancien haut dirigeant de l’entreprise.
Pierre Bissonnette a été vice-président et directeur général de Huawei Canada pendant huit ans, après avoir travaillé chez Nortel durant 15 ans. Il a longuement hésité avant d’accorder une entrevue au Bureau d’enquête, étant donné la couverture négative que reçoit le géant technologique chinois. Il a accepté dans l’espoir de montrer que Huawei est une «entreprise privée comme n’importe quelle autre».
«Ce qui est le plus important, pour Huawei, c’est faire de l’argent, déclare sans détour Pierre Bissonnette. C’est primordial. C’est à peu près tout ce qui compte. Ce ne sont pas les employés.»
M. Bissonnette était responsable de développer le marché canadien pour Huawei. Sous son règne, l’entreprise chinoise est devenue l’un des plus gros fournisseurs d’équipements de télécommunication au pays, avec des clients comme Bell et Telus.
Selon lui, ses patrons en Chine le «laissaient totalement libre de décider quoi vendre, tant que, à la fin, on faisait des revenus et des profits pour la société».
Si l’objectif de Huawei avait été d’espionner, les dirigeants chinois l’auraient plutôt forcé à vendre des «systèmes d’interception légale», croit-il.
Espionnage légal
Les systèmes d’interception légale sont les logiciels qui permettent de faire de l’écoute électronique.
Tous les opérateurs de téléphonie mobile sont légalement obligés d’en avoir un, au cas où ils recevraient un mandat des autorités.
Mais ces systèmes, entre de mauvaises mains, ouvrent aussi la porte à de l’espionnage massif et illégal.
«Huawei avait tout ce qui était requis, dit Pierre Bissonnette. On aurait juste eu à réduire les prix pour gagner les appels d’offres.»
Huawei n’a toutefois jamais vendu de système d’interception légale au Canada, car «ce n’était pas assez payant» au goût de Pierre Bissonnette.
L’ancien dirigeant de Huawei Canada a préféré vendre les équipements qui vont dans les tours cellulaires, où les volumes sont beaucoup plus importants.
«Un opérateur qui couvre le Canada au complet a besoin d’environ 20 000 sites», dit Pierre Bissonnette. Et un seul site peut nécessiter des dizaines d’appareils, essentiellement des antennes et des radios, qui se vendent des milliers de dollars chacun.