Des milliers de profs non qualifiés
Le phénomène est largement sous-estimé dans les écoles québécoises, selon deux chercheuses de la TÉLUQ
Coup d'oeil sur cet article
La présence d’enseignants non légalement qualifiés dans les écoles québécoises est largement sous-estimée, selon des données inédites obtenues par Le Journal. Ils sont en réalité sept fois plus nombreux que ne le démontrent les chiffres officiels.
• À lire aussi: Remplacement des cours d’éthique et culture religieuse: l’éducation numérique des jeunes est primordiale, plaide le ministre Caire
• À lire aussi: Le Québec a besoin de ses travailleurs
Depuis de nombreuses années, le portrait du nombre d’enseignants non légalement qualifiés dans le réseau scolaire est basé sur le nombre de « tolérances d’engagement » octroyées par le ministère de l’Éducation au réseau scolaire.
- Écoutez l'entrevue de la députée du Parti libéral, Marwah Rizqy avec Benoit Dutrizac sur QUB Radio:
Il s’agit d’une autorisation spéciale accordée à un centre de services scolaire lui permettant d’octroyer un contrat à un enseignant non légalement qualifié en cas de pénurie. Plus de 4300 profs ont été embauchés en vertu d’une tolérance d’engagement selon les plus récents chiffres disponibles.
Or, à ce nombre, il faut ajouter près de 26 000 profs qui n’ont aucune autorisation légale d’enseigner puisque leur statut d’emploi ne l’exige pas : il s’agit notamment de suppléants occasionnels qui peuvent remplacer un enseignant pendant une période qui peut varier de quelques jours à deux mois, par exemple.
C’est ce qu’ont découvert Geneviève Sirois et Valérie Harnois, de l’Université TÉLUQ, en décortiquant les chiffres du ministère de l’Éducation à ce sujet. « Ça fait beaucoup de monde », lance Mme Sirois, qui est professeure en administration scolaire. « Ce personnel-là, qui n’a pas l’obligation d’être qualifié selon la Loi sur l’instruction publique, représente l’angle mort de la question », ajoute-t-elle.
Augmentation « fulgurante »
Le phénomène prend d’ailleurs de l’ampleur, puisque le nombre d’enseignants qui n’ont pas de brevet, de permis ou d’autorisation d’enseigner (que l’on obtient sur demande) a doublé en trois ans seulement.
« Le recours à ces personnes-là a augmenté de façon fulgurante alors que le nombre d’enseignants qualifiés dans les écoles n’a pas augmenté, même si la pénurie grandit » fait remarquer Valérie Harnois, qui est étudiante à la maîtrise en éducation.
Aucun diplôme n’est requis pour les suppléants, alors que le diplôme d’études secondaires est minimalement exigé pour accorder une tolérance d’engagement, souligne Mme Harnois.
Le manque de données à ce sujet est d’ailleurs préoccupant, selon Geneviève Sirois. « Sur les 30 000 enseignants non qualifiés, combien ont un baccalauréat disciplinaire ? Si on avait les données, ce serait peut-être rassurant. Là, on ne sait rien », laisse-t-elle tomber.
Un portrait plus précis permettrait aussi de mieux les accompagner. « Ça ne veut pas dire que ces gens-là ne sont pas bons. Mais on pense qu’ils ont des besoins de formation et d’insertion professionnelle très particuliers. Souvent, ils tombent dans les craques. Il va falloir s’occuper de ces enseignants-là », affirme Mme Sirois.
« Si on essaie de voir la médaille du bon côté, c’est aussi une solution à la pénurie, ajoute-t-elle. On a des gens qui, visiblement, aiment ça enseigner et qui veulent le faire. »
C’est le cas de Julie Stea, une suppléante occasionnelle qui plaide pour que l’expérience auprès des jeunes soit davantage reconnue dans le milieu de l’éducation.
Enseignants non légalement qualifiés dans le réseau scolaire québécois
*Enseignants qui ne détiennent ni : brevet, permis, licence, autorisation ou tolérance d’engagement puisque certains statuts d’emploi ne requièrent pas de qualification légale
(ex. : suppléant occasionnel, enseignant à taux horaire et enseignant à la leçon).
** Réfère à différents titres qui ne constituent pas des autorisations légales d’enseigner (ex. : provenant d’un pays où la qualification n’est pas reconnue au Québec).
Source : données traitées et analysées par Valérie Harnois et Geneviève Sirois, Université TÉLUQ, à partir des données fournies par le ministère de l’Éducation.
Une suppléante veut devenir enseignante
Julie Stea n’a pas de diplôme en enseignement. Elle travaille toutefois depuis cinq ans dans le réseau scolaire et souhaite que son expérience soit reconnue afin qu’elle puisse continuer à faire ce qui la passionne : enseigner.
Après avoir terminé des études en interprétation de la musique, Julie Stea a fondé sa propre école de musique il y a maintenant une quinzaine d’années. Ayant grandi dans une famille d’enseignants, elle a décidé de tenter sa chance dans le réseau scolaire il y a cinq ans.
Mme Stea a fait de la suppléance à plusieurs niveaux, en plus d’avoir enseigné la musique et l’art dramatique à de nouveaux arrivants. L’an passé, elle a été embauchée grâce à une tolérance d’engagement dans une classe de maternelle quatre ans où la quasi-totalité des enfants n’avait pas le français comme langue maternelle.
« Ça s’est vraiment bien passé », dit-elle, grâce notamment à l’encadrement fourni par une conseillère pédagogique.
Cette année, Mme Stea a été appelée à deux jours de la rentrée pour prendre en charge un nouveau groupe de maternelle, le temps que le poste soit pourvu deux semaines plus tard par une finissante en enseignement qui n’avait jamais encore fait de suppléance. « Ç’a été un peu frustrant. J’aurais vraiment voulu rester au préscolaire, mais en n’étant pas légalement qualifiée, c’était impossible », laisse-t-elle tomber.
« Décourageant »
« C’est vraiment décourageant. On n’est pas du tout considéré, on n’est pas du tout valorisé, et quand on veut se qualifier légalement, c’est très très très difficile de le faire », ajoute-t-elle.
L’option la plus courte qui lui permettrait d’obtenir son brevet d’enseignement serait de compléter une maîtrise qualifiante, destinée à ceux qui ont déjà un baccalauréat dans une discipline connexe. Cette formation à temps partiel peut en théorie être complétée en quatre ans.
Mais en réalité, plusieurs y mettent beaucoup plus de temps. « Mon frère, qui avait une maîtrise en biochimie, ça lui a pris sept ans avant de compléter sa formation pour enseigner. À 47 ans, je n’ai plus cette énergie-là. Ce n’est pas une option pour moi », affirme cette mère monoparentale qui a deux adolescents à la maison.
Mme Stea déplore qu’il n’y ait qu’un seul chemin qui mène au brevet d’enseignement. « Il y a une pénurie maintenant. Il faut trouver une autre voie pour nous donner accès rapidement à la profession. La maîtrise qualifiante, ça n’a juste pas de bon sens. »