Bande dessinée: éloge de la lenteur
La nouvelle année débute en lion avec la parution de deux passionnants albums d’artistes en marge, ayant exigé de nombreuses années gestation et aucune concession.
Apparu en 1985 dans les pages du deuxième numéro du comics Northguard des Québécois Marc Shainblum et Gabriel Morrissette comme récit secondaire, The Jam de Bernie Mireault a instantanément séduit le lectorat, au point d’obtenir sa propre série à peine quelques mois plus tard. Délicieux croisement entre l’esthétique underground nord-américaine (Frères Hernadez, Gilbert Shelton, Robert Crumb), celle des comics (Jack Kirby, Steve Ditko, Harvey Kurtzman) et de la tradition franco-belge (Hergé, Uderzo), le Jam est l’antithèse du superhéros. Sans le sou ni pouvoirs, le trentenaire débonnaire, accompagné de son fidèle chien amateur de pizza, déjoue l’ennui en arpentant les toits et les rues du quartier montréalais du Mile-End affublé d’un habit de jogging acheté chez Sears, altéré par sa sœur pour une soirée d’Halloween. Au détour d’une ruelle sombre, l’Aventure l’assaille et ne le lâche jamais depuis.
Mireault aura mis une dizaine d’années pour produire 14 numéros publiés chez cinq différents éditeurs, avant de mettre le projet sur la glace.
« Ça fait du bien d’être de retour, c’est comme une démangeaison que je peux enfin gratter après des années sans pouvoir l’atteindre, raconte-t-il. J’adore faire des bandes dessinées, mais je n’arrivais pas à gagner ma vie décemment en faisant mes propres trucs. J’ai donc dû travailler sur les projets des autres, principalement en tant que coloriste. »
Impression sur demande
C’est dans une forme superbe que Mireault reprend du service après 25 ans d’absence. Mais au lieu d’emprunter le circuit conventionnel, il a plutôt opté pour About Comics, un modeste éditeur californien qui fait de l’impression sur demande en ligne.
« Avec ce modèle commercial, je peux publier des travaux en couleur à petite échelle et faire ce dont j’ai envie. Les livres peuvent être produits à l’international et il n’y a aucun déchet : chaque exemplaire imprimé a un acheteur. » Son objectif est de produire l’intégralité de la série d’origine en quelques tomes. Il compte sur l’anti-campagne de sociofinancement en cours sur le site de son éditeur pour y arriver.
Voilà l’occasion inespérée de découvrir cette formidable série aux tonalités uniques, servie par une intelligence graphique sans pareille et un humour savoureux.
➤ Lien ici : https://www.aboutcomics.com/wp/the-jam-non-starter-campaign/
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UN PARIS POUR DALLAIRE
L’œuvre du peintre figuratif québécois Jean Dallaire (1916-1965) exerce depuis longtemps une fascination chez le scénariste Marc Tessier (René Lévesque, quelque chose comme un grand homme) et l’illustrateur Siris (Vogue la valise). Ayant évolué en marge de Pellan, Borduas--- ou Lemieux, l’artiste affiche une indéniable parenté de cœur et d’esprit avec les deux auteurs de l’exaltant Un Paris pour Dallaire publié ces jours-ci aux éditions de La Pastèque.
Tous deux issus du milieu de la contre-culture au tournant des années 90 – l’époque de leur première collaboration dans les pages de Man Tic Tac –, Tessier et Siris ont depuis évolué hors des sentiers balisés du 9e art national.
« J’ai découvert le tableau La Folle lors d’une visite au musée Marc-Aurel Fortin, en 1986. C’est venu me chercher là comme un coup de poing dans l’âme, explique Siris. Je me suis tout de suite reconnu en lui. Son trait acéré et ses couleurs m’ont fait baver d’envie de faire pareil. » Quiconque a lu Siris le retrouvera dans le tableau L’éveil au bonheur, ce génie créatif à faire cohabiter le réel et l’imaginaire, le festif et le tragique.
« L’apport de Siris, c’est son incroyable sens graphique. Comment pour certaines pages de mes scénarios, il les transforme, un peu comme Fred avec Philémon, en des tours de force narrative et picturale, rejoignant par le même esprit Dallaire dans son approche de l’image », renchérit Marc Tessier.
Six années de travail
Appuyés sur une solide documentation – dont des entrevues menées auprès des fils de Dallaire –, les compères se lancent dans la réalisation de l’album en 2014, après un premier extrait en solo de Siris publié deux ans plus tôt dans le septième numéro du collectif Trip piloté par Tessier. Le chapitre, au stade de crayonné, fit une forte impression sur ce dernier. Au même moment, Christian Quesnel (Mégantic, un train dans la nuit) prépare deux projets de bourse autour de Dallaire, sans succès. Face à cette tâche titanesque, Siris propose à Tessier de scénariser l’album.
Le résultat après six années de dur labeur ? Un Paris pour Dallaire s’avère être une magistrale immersion dans la vie et l’œuvre du peintre, qu’il nous tarde de fréquenter. Les planches regorgent d’une inventivité graphique, alors que l’apport du duo et l’esprit de Dallaire fusionnent dans une osmose parfaite. L’album replace ainsi l’artiste méconnu là où il se doit : au centre de l’histoire.