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Bande dessinée: le désir d’exister

WE 0219 Chronique BD
Photo courtoisie


Montréal, 1988. Une jeune artiste du nom de Julie Doucet produit et distribue ses fanzines. Intitulée Dirty Plotte, sa série trouve preneurs dans quelques points de vente, puis par correspondance postale (bien avant internet). Les rêves étranges, les tranches de vie et fantasmes qu’elle y confine lui apportent rapidement une reconnaissance internationale. La publication de l’imposante anthologie Maxiplotte chez l’éditeur parisien L’Association est l’occasion toute désignée de revenir sur cette artiste monumentale du neuvième art mondial. 

En plongeant dans ce somptueux ouvrage de 400 pages, dont plusieurs inédites à ce jour en français, nous prenons vite la pleine mesure de l’audace, de l’universalité, de la puissance, de l’intemporalité et de l’unicité du corpus de Doucet. 

Quelques années seulement après la publication des récits autobiographiques intitulés Mélody de l’effeuilleuse montréalaise et artiste autodidacte Sylvie Rancourt au milieu des années 80 – récits que Doucet affirme avoir découverts beaucoup plus tard –, l’artiste est loin de se douter que la reconnaissance de ses pairs surviendra rapidement. 

« Je faisais mes bandes sans trop savoir ce que ça donnerait ni ce qui se faisait ailleurs. C’est Marc Tessier qui m’a fait découvrir Zap Comix et Weirdo de Robert Crumb, et qui a insisté pour que je le contacte pour lui proposer mes planches », se remémore l’illustratrice, qui voit un premier récit publié dans le mythique Weirdo

« La seule façon de faire connaître son travail à l’époque, c’était de participer à des collectifs. Mais comme c’était généralement désorganisé et que je ne voulais pas attendre après les autres, j’ai décidé de faire mon propre fanzine une fois par mois. » Pour ce faire, elle abandonne l’université, s’inscrit à l’aide sociale et se dégote un boulot à temps partiel chez un imprimeur. La norme pour bon nombre de créateurs à l’époque.

Si le célèbre éditeur américain Fantagraphics refuse de la publier, le Montréalais Chris Oliveros, qui pilote alors l’anthologie d’artistes anglophones de la métropole Drawn & Quarterly, décide quant à lui de se lancer dans l’édition d’albums après avoir vu le travail de Doucet. Ses Dirty Plottes sont ainsi reformatées, traduites en anglais et distribuées à la grandeur de l’Amérique du Nord. 

Exil à New York

En 1991, elle s’exile à New York. « Tout se passait aux États-Unis au niveau de la scène alternative à l’époque. C’était le seul moyen pour moi d’espérer vivre de cet art. » Elle réalise alors l’énorme décalage avec la scène locale d’ici, qui peine à se structurer. « Il y avait bien sûr Henriette Valium, également publiée à L’Association, qui incarnait un espoir et une nouvelle façon d’exister artistiquement, mais ce n’était pas assez pour moi. » 

Milieu presque exclusivement masculin – voire machiste –, le neuvième art finit par épuiser Julie Doucet, jusqu’à lui enlever le goût de dessiner. Après la fin de Dirty Plotte en 1998 et de son feuilleton Madame Paul publié dans l’hebdomadaire montréalais ICI l’année suivante, elle se retire de la bande dessinée. C’est du moins ce qu’affirment les historiens et journalistes, du fait qu’à l’époque, ils ne faisaient aucune distinction entre l’art et la BD. Pourtant, elle n’est jamais bien loin dans sa production de collages et de journaux.

De la trempe de Claire Bretécher, Julie Doucet, si douce et discrète, n’avait pourtant pas l’impression de défricher. Incontestablement féministes sans pour autant le revendiquer, ses bandes au trait électrique auront permis à cette jeune femme invisible d’enfin exister. Et plus important encore, d’engendrer des générations d’artistes et de lectrices et de lecteurs pour qui son œuvre aura aboli de nombreuses frontières. 

Célébrée par les plus grands, dont le cinéaste Michel Gondry avec qui elle a collaboré sur le court métrage My New New York Diary, celle qui reviendra au dessin au printemps prochain avec la parution de Time Zone J chez Drawn & Quarterly loge incontestablement au panthéon du neuvième art international. 

WE 0219 Chronique BD
Photo courtoisie

Julie Doucet vue par

JULIE DELPORTE (Artiste et autrice)

Décroissance sexuelle, Éd. L’Oie de Cravan ; Moi aussi je voulais l’emporter, Éd. Pow Pow ; This Woman’s Work, Ed. Dranw & Quarterly

Bien sûr, Julie Doucet est l’une des premières à avoir dessiné ses menstruations ou ses relations hétérosexuelles toxiques, c’était punk et inspirant. Mais ce qui me fascine aujourd’hui dans son travail et m’aide personnellement à avancer le mien, c’est qu’elle est une autrice de BD, reconnue comme telle, mais qu’elle est également devenue une collagiste, une poète, une artiste visuelle. Son exploration de différentes pratiques désenclave et enrichit la bande dessinée contemporaine. 


MARTIN DUBÉ (Libraire)

Librairie Le port de tête, 262, ave du Mont-Royal E., Montréal

Que ce soit en tant que lecteur ou libraire, Julie Doucet a pour moi (malgré une période de production relativement courte) définitivement marqué l’histoire de la bande dessinée, que ce soit celle d’ici ou d’ailleurs. Son influence me semble évidente, ne serait-ce que dans l’approche contemporaine de plusieurs créateurs et créatrices du neuvième art. Ses récits autobiographiques et parfois surréalistes, illustrés de manière dense et un brin anxiogène, savent être à la fois intimes, directs et étrangement drôles. Une bédéiste québécoise incontournable, mais aussi, soulignons-le, une artiste tout simplement remarquable. 


MAËL RANNOU (Critique)

Bibliothécaire et doctorant sur la BD québécoise

Oui, Julie Doucet est une autrice brillante, qui a exploré avec force l’autofiction ou le récit de rêve en bande dessinée. Mais c’est surtout une autrice à l’influence majeure, des deux côtés de l’Atlantique, en plusieurs langues, revendiquée aussi bien par Mattt Konture (France) ou Gabrielle Bell (É.-U.) que par Powerpaola (Colombie). Pour ça, elle est unique, et passe de plus grande autrice québécoise de BD à une des plus grandes tout court.







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