Hécatombe dans les CHSLD: «Des décennies de politiques publiques défaillantes» pointées du doigt
Chargée d’enquêter sur 53 décès survenus en début de pandémie, la coroner épargne la ministre des Aînés
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La coroner Géhane Kamel, qui épargne la ministre responsable des Aînés Marguerite Blais dans son rapport final d’enquête, considère que la vague de décès survenus en centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) au début de la pandémie illustre « des décennies de politiques publiques défaillantes », des problèmes pourtant déjà connus, auxquels elle souhaite remédier avec 23 recommandations.
UNE SANTÉ PUBLIQUE VRAIMENT INDÉPENDANTE
En tête de liste de ses recommandations, la coroner Géhane Kamel implore le gouvernement de revoir « le rôle du directeur national de santé publique afin que ses fonctions soient exercées en toute indépendance et sans contrainte politique ».
Tout au long de la pandémie, les partis d’opposition ont déploré à maintes reprises la proximité apparente du directeur national de santé publique, notamment lors des conférences de presse.
Ils ont souvent déploré que, selon la loi actuelle, le grand patron de la Santé publique soit nommé de facto sous-ministre, mettant en péril son indépendance. La coroner partage un avis similaire.
« Le rôle du directeur national de santé publique et celui de sous-ministre sont deux rôles distincts et ne sont peut-être pas compatibles », écrit-elle.
Après la démission du Dr Horacio Arruda, son successeur par intérim, le Dr Luc Boileau, a d’ailleurs entrepris de tenir des points de presse distincts de ceux avec les ministres.
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PAS DE COMMISSION D’ENQUÊTE, MAIS UNE RÉTROSPECTIVE
À défaut de recommander la tenue d’une commission d’enquête indépendante sur la gestion de la pandémie, comme le réclament les partis d’opposition, la coroner propose à tout le moins de « faire une rétrospective des événements ».
Elle laisse toutefois le soin au gouvernement de juger du « véhicule qu’il jugera approprié ».
Me Kamel propose de s’attarder « entre autres choses, sur la hiérarchisation des décisions, sur l’agilité du système de santé en temps de crise, sur la compréhension et l’exécution des responsabilités au sein des ministères de la Santé, des Aînés et des Proches aidants ainsi qu’au sein des CIUSSS [centre intégré universitaire de santé et de services sociaux] et CISSS [centre intégré de santé et de services sociaux] ».
LA TÉLÉMÉDECINE POINTÉE DU DOIGT
Dans sa 23e et dernière recommandation, la coroner demande au Collège des médecins de se pencher sur les pratiques médicales des médecins qui traitaient, au moment de la crise, des patients hébergés au CHSLD Herron, des Moulins et Sainte-Dorothée.
Elle leur reproche notamment d’avoir pris la « décision de poursuivre les soins en téléconsultation malgré le besoin de soutien et le très grand nombre de décès ».
C’est que, peu après la déclaration de l’urgence sanitaire, une note de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec stipule que ses membres sont « encouragés à tendre » vers la télémédecine « le plus possible afin de moins exposer les médecins et leurs équipes, mais aussi, et surtout, les patients, au coronavirus ».
Résultat : parmi les trois médecins associés au CHSLD Herron, où une cinquantaine de résidents ont perdu la vie, une seule praticienne aura prêté main-forte sur place au plus fort de la tragédie, les 29 et 30 mars 2020.
MARGUERITE BLAIS, LA « PLUS CRÉDIBLE »
Attaquée pendant des semaines par les partis d’opposition, qui ont même demandé sa démission, la ministre des Aînés, Marguerite Blais, est finalement épargnée par la coroner Kamel.
Son témoignage, offert le 14 janvier 2022 alors qu’elle était en congé de maladie, « est sans doute celui qui nous a permis de mieux cerner la date à laquelle tous ont vraiment pris la mesure de la crise à venir, soit autour du 9 mars 2020 », souligne Me Kamel. Malgré « le discours formaté » de la ministre, son témoignage fut « le plus crédible » entendu par la coroner dans le cadre de son enquête, à laquelle quelque 200 témoins ont participé.
SI LEGAULT AVAIT SU...
Si François Legault avait su toute l’histoire, il se serait peut-être « gardé une petite gêne », croit la coroner, avant de mettre l’accent, en conférence de presse, sur les nombreux manquements du CHSLD Herron, au lendemain de la publication d’un article du quotidien The Gazette, qui mettait en lumière l’ampleur du drame.
Finalement, « la grande majorité des décès se sont produits lorsque le CIUSSS assumait déjà la gestion clinique du CHSLD », souligne la coroner, qui déplore « la désorganisation de l’équipe de gestionnaires du CIUSSS » de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, dirigée par la PDG Lynne McVey.
« Sans doute que s’il avait eu toute l’information, il ne se serait pas hasardé à qualifier la situation de négligence criminelle », écrit la coroner.
LES 23 RECOMMANDATIONS
Que le gouvernement du Québec :
1. Revoie le rôle du directeur national de santé publique afin que ses fonctions soient exercées en toute indépendance et sans contrainte politique.
2. Évalue la possibilité de mettre en place un service civique volontaire d’urgence qui serait chapeauté par le ministère de la Sécurité publique, tout comme cela se voit parfois en cas de catastrophe naturelle.
3. Revoie rapidement l’offre de services à nos aînés en convertissant tous les CHSLD privés en CHSLD privés conventionnés.
4. Augmente l’offre de services pour le maintien à domicile de nos aînés.
5. S’assure d’une politique inclusive en temps de crise pour permettre qu’au moins deux proches aidants puissent visiter la personne hébergée de façon sécuritaire.
6. Implante des ratios sécuritaires professionnels en soins/résidents dans les CHSLD.
7. Rehausse, lorsque requis, le nombre de gestionnaires en CHSLD pour s’assurer de couvrir tous les quarts de travail (pouvoirs délégués de soir et de nuit).
8. Prévoie des discussions avec les instances syndicales afin de revoir ou d’ajouter, le cas échéant, des clauses de conventions collectives permettant une disponibilité et un délestage accrus du personnel lors d’une urgence sanitaire.
9. Planifie les nouvelles infrastructures ou les rénovations des milieux d’hébergement en s’assurant que les milieux puissent répondre aux exigences requises en matière de soins de santé, notamment en temps de crise sanitaire.
10. S’assure que les milieux d’hébergement puissent offrir des chambres individuelles aux résidents.
Que le ministère de la Santé et des Services sociaux :
11. Introduise le principe de précaution au centre de toute démarche d’évaluation et de gestion des risques.
12. Assure une plus grande imputabilité des gestionnaires des CISSS/CIUSSS et du ministère de la Santé et des Services sociaux quant aux soins prodigués aux personnes âgées en perte d’autonomie par le suivi d’indicateurs et une obligation d’intervention en cas de problèmes dans la qualité des soins.
13. S’assure de maintenir en tout temps l’approvisionnement nécessaire en équipements de protection, en plus de prévoir des réserves pour subvenir aux besoins en cas de crise.
14. Définisse quels soins de confort les installations en CHSLD doivent minimalement être en mesure d’offrir.
15. Établisse un plan national afin de doter tous les CHSLD des équipements nécessaires pour donner ces soins.
16. Revoie les formations techniques afin que les infirmières en CHSLD et, le cas échéant, les infirmières auxiliaires soient en mesure d’effectuer les techniques nécessaires aux soins de base (soins respiratoires, accès veineux et sous-cutanés, utilisation des pompes volumétriques, etc.).
17. Développe un outil avec des mises en situation afin que les résidents et/ou leurs tuteurs puissent bien comprendre les implications d’un choix de niveau de soins.
18. Assure une gestion dans les CHSLD qui réunisse un gestionnaire responsable, une direction des soins infirmiers et une direction médicale.
Que les CISSS et les CIUSSS :
19. Assurent dans les CHSLD la présence suffisante d’infirmières spécialisées en PCI [prévention et contrôle des infections] afin que celles-ci puissent être présentes dans les opérations quotidiennes et qu’elles en assurent la pérennité.
20. S’assurent de planifier des simulations en lien avec les plans de pandémie de manière triennale.
21. Offrent de la formation quant à la tenue des dossiers médicaux et fassent des suivis périodiques.
22. S’assurent de l’encadrement nécessaire justifiant le recours aux protocoles de détresse et à la sédation palliative dans un contexte de soins aigus.
Que le Collège des médecins du Québec :
23. Revoie les pratiques médicales individuelles des médecins traitants des CHSLD Herron, des Moulins et Sainte-Dorothée, notamment, quant à leur décision de poursuivre les soins en téléconsultation malgré le besoin de soutien et le très grand nombre de décès.
*Source : rapport d’enquête concernant 53 décès survenus dans des milieux d’hébergement au cours de la première vague de la pandémie, Bureau du coroner
- Écoutez la rencontre Lefebvre-Leclerc au micro de Geneviève Pettersen sur QUB radio:
RÉACTIONS AU RAPPORT
« On a déjà apporté des changements à la façon dont on gère la santé publique avec l’arrivée du Dr Boileau. C’est quand même une différence très importante. [...] Si on a été capable de s’ajuster au rapport Castonguay, on va s’ajuster au rapport de Mme Kamel. »
– Le ministre de la Santé, Christian Dubé
« À la lumière de ce rapport, on est en droit de se demander si les décisions de la Santé publique ont été prises en vertu de la science ou de la politique. »
– Le député de Québec solidaire Vincent Marissal
« Rien des révélations ne nous rassure ; il faut à tout prix une enquête publique et indépendante. [...] Nous réitérons qu’il faut à tout prix dépolitiser la gestion de la santé publique. »
– Le chef parlementaire du Parti Québécois, Joël Arseneau
« Rappelons-nous que le mandat de la coroner était limité à 53 décès alors qu’il y a eu 5060 aînés décédés dans nos CHSLD. »
– La députée du Parti libéral du Québec Monique Sauvé