Bande dessinée: quêtes identitaires
Que ce soit par le truchement d’une extraordinaire fantasmagorie historique ou d’une ludique et éloquente mise à jour du mouvement féministe, le 9e art nous convie ce mois-ci à deux lectures incontournables.
Après les albums Vous avez détruit la beauté du monde, publié en 2020 aux éditions Moëlle graphik, et Mégantic, un train dans la nuit, paru l’année suivante chez Écosociété et pour lequel il s’est mérité le prix Éco-Fauve Raja du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, l’illustrateur Christian Quesnel revient avec La Cité Oblique, un nouvel album exceptionnel – assurément la bande dessinée de cette rentrée, voire de l’année – inspiré des pérégrinations du romancier H.P. Lovecraft dans la Vieille Capitale.
Il s’adjoint pour l’occasion les services de l’écrivaine, chargée de cours en littérature à l’UQTR et codirectrice générale de Sabord Ariane Gélinas, au scénario.
L’idée de départ fut lancée en 2007 par Thomas Louis-Côté, directeur du Festival Québec BD. «Il trouvait que mon univers graphique collait à l’imaginaire Lovecraftien, dont j’ignorais les trois visites à Québec ainsi que l’existence d’un ouvrage publié à titre posthume», se remémore Quesnel.
«Je me suis alors lancé seul dans le projet, en fusionnant le matériel source, principalement composé de descriptions détaillées des rues qu’il arpenta, à l’histoire de la Nouvelle-France. Mon éditeur chez Alto Antoine Tanguay et moi trouvions toutefois le récit trop didactique.»
Entre alors en scène Ariane Gélinas, dont les romans fantastiques sont empreints d’une tonalité lovecraftienne. Partageant un ami commun, Quesnel et Gélinas s’unissent et retravaillent la matière. «Le projet était à la fois extrêmement intéressant et complexe. Ce fut un travail collectif avec l’éditeur, affirme l’auteure. Je souhaitais réaliser un double hommage : tant thématique que stylistique à Lovecraft.»
De toute beauté
Ainsi, ils lovecraftisent habilement l’Histoire, changeant le regard que l’on porte sur cette dernière. «J’ai voulu faire le récit parallèle de l’histoire du Québec comme j’aurais aimé la découvrir, jeune adolescent. Les Américains réussissent très bien l’intégration d’éléments littéraires dans leur Histoire. On n’a qu’à penser au Captain América et la Seconde Guerre mondiale», affirme Quesnel.
L’entreprise est admirablement menée et vous aurez l’impression d’avoir sous les yeux un récit inédit du grand maître. À la fois anxiogène et fantasmagorique, l’album, d’une incandescente beauté, saura plaire tant aux néophytes qu’aux aficionados.
Le technicien en documentation du Cégep de La Pocatière et grand amoureux des littératures de l’imaginaire Marc Gagnon affirme d’ailleurs que La Cité Oblique est l’une des deux meilleures adaptations de l’œuvre de H.P. Lovecraft en bande dessinée, l’autre étant Providence d’Alan Moore.
La Cité Oblique fera l’objet de deux déclinaisons : la bière L’OBLIQUE signée La Barberie, une microbrasserie de Québec, ainsi qu’une exposition présentée à la Galerie Montcalm, située à la Maison du citoyen de Gatineau jusqu’au 8 décembre.
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Rien n’est hélas jamais acquis quant aux importantes luttes sociales menées et leurs trop fragiles victoires.
Le recul récent sur le droit de l’accès à l’avortement chez nos voisins du Sud a de quoi inquiéter. Il est d’ailleurs fort à parier qu’il en ira de même pour les mariages de même sexe et la contraception.
En ce sens, l’album Feminists in progress de Lauraine Meyer est un ouvrage essentiel en ces temps obscurs. Un livre éclairant et lumineux à mettre entre les mains de tous. Un manifeste de vulgarisation drôle, décomplexé et informatif qui devrait constituer une lecture obligatoire en milieu scolaire.
En 2015, la bédéiste, qui signe ici son premier album, participait alors à Inktober, une manifestation artistique numérique où les artistes doivent publier sur les médias sociaux une illustration quotidienne durant tout le mois d’octobre en tenant compte d’un thème déterminé.
Meyer, qui terminait la lecture d’un ouvrage féministe, produisit 30 dessins teintés de cette thématique. «Je ne m’étais jamais vraiment posé la question à savoir si j’étais féministe, ce que ça impliquait. Inktober fut l’occasion de poursuivre cette réflexion», raconte l’artiste française jointe via Zoom à Victoria, en Colombie-Britannique. «Comme les réactions furent bonnes, je me suis vite trouvé un éditeur.»
Puis arriva la pandémie, qui mit K.O. la modeste structure éditoriale. Elle dut alors se trouver un nouvel éditeur. Casterman se montra intéressé. «Ils étaient emballés. Mais comme ils ne publient que de la BD, j’ai dû ajuster mon matériel. Ça tombait bien, je rêvais d’en faire depuis l’enfance!»
Vulgarisation
Pareille entreprise de vulgarisation comporte des risques et de nombreux écueils, que Meyer contourne avec beaucoup de doigté, de sensibilité et d’intelligence. Sous la forme de brefs chapitres abordant différents sujets (le consentement, inégalités salariales, charge mentale, intersexualité, violence conjugale, etc.) et bonifiés d’un judicieux lexique, c’est une invitation inclusive qu’elle livre.
«L’idée est de considérer ce livre comme une porte d’entrée, un ouvrage de vulgarisation, une invitation à l’ouverture et non au débat. J’ai fait hyper attention de n’offenser personne, tout en demeurant ferme et juste.»
Si le terme «féminisme» peut en effrayer plus d’un.e, la lecture de Feminists in progress confirme l’importance de confronter nos certitudes et idées préconçues. Ce livre «Cheval de Troie» est doté de plusieurs suggestions de références externes en fin de chapitres, question d’enrichir l’expérience de lecture.
Ainsi, tous les lectrices et lecteurs sont concernés, peu importe l’âge, le genre, l’orientation sexuelle, la nationalité. Oui, la bande dessinée est capable d’engendrer d’incontournables œuvres à caractère sociétal dont Feminists in progress est ici une figure de proue.