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Narcos PQ: Voyage périlleux en Colombie, pays des cartels

Nos deux journalistes ont couru des risques pour aller rencontrer un narcotrafiquant dans le pays qui produit le plus de cocaïne au monde

Narcos PQ: Voyage périlleux en Colombie, pays des cartels

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Les journalistes Félix Séguin et Marc Sandreschi, de notre Bureau d’enquête, se sont rendus en Colombie voir un narcotrafiquant membre du dangereux cartel de Sinaloa qui leur a révélé les secrets de ses importations de cocaïne au Québec. Voici un aperçu de leur aventure en compagnie de leur improbable source journalistique, dont les détails sont publiés dans le livre Narcos PQ – La route de la cocaïne, de la Colombie à nos rues, paru cette semaine.

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Angel se prépare à donner une entrevue à nos collègues dans la cordillère des Andes.
Angel se prépare à donner une entrevue à nos collègues dans la cordillère des Andes. Photo Courtoisie

«Avant de partir, un spécialiste d’une firme de sécurité privée nous avait mis en garde en nous disant: c’est possible que vous ne reveniez pas. On est partis dans l’inconnu. Et ç’a été l’expérience d’une vie», témoigne Marc Sandreschi, un policier retraité devenu journaliste au Bureau d’enquête de Québecor. 

«Vous pouvez à tout moment être balancés dans une valise de voiture et là, bonne chance pour vous retrouver vivants», leur avait-on dit sans détour pour les conscientiser aux risques d’enlèvements et d’attentats dans le pays réputé comme le producteur numéro un de cocaïne au monde. Tout avait commencé en mai 2021 quand son collègue, Félix Séguin, a reçu un message texte d’un narcotrafiquant basé en Colombie, mais qui a longtemps vécu dans la région de Montréal.

  • Écoutez l'entrevue avec l’ancien enquêteur Philippe Paul à l’émission de Philippe-Vincent Foisy QUB radio :

Ce dernier – qu’on appelle Angel, un prénom fictif, afin de protéger son identité – se disait prêt à expliquer comment il s’y prenait pour que lui et son organisation puissent expédier jusqu’à deux tonnes de coke par année au Canada. Angel envoyait des photos de ses kilos de drogue au journaliste pour montrer son sérieux, mais il n’allait pas entrer dans les détails au téléphone. Il fallait le rencontrer en personne. «C’est l’une des enquêtes journalistiques les plus risquées à laquelle j’ai participé, estime Séguin. Dans l’avion, je me sentais pas gros.» 

Nos journalistes ont été amenés dans l’une des caches de cocaïne du narcotrafiquant
Nos journalistes ont été amenés dans l’une des caches de cocaïne du narcotrafiquant, clandestinement aménagée dans la cuisine d’un restaurant colombien. Photo Courtoisie

Armes à la ceinture

Le 3 décembre 2021, les deux journalistes sont allés à Bogota pour leur premier face-à-face avec Angel. Ils ont quitté Montréal dans la plus grande discrétion possible, n’emportant qu’un bagage à main chacun et prétendant devant les douaniers être des touristes en visite dans la capitale de ce pays situé au nord de l’Amérique du Sud. 

Ils se sont installés au Hilton du quartier Chapinero, qui emploie des maîtres-chiens dont les bêtes sont entraînées pour détecter toute présence d’explosifs à proximité ou à l’intérieur de l’hôtel. Une demi-douzaine d’attentats à la voiture piégée ont secoué Bogota depuis dix ans, dont l’un visant le ministre de l’Intérieur a fait 5 morts et 17 blessés en 2012. 

Deux policiers armés à Bogota.
Deux policiers armés à Bogota. Photo Courtoisie

Après un vol de nuit riche en turbulences, mais pauvre en sommeil, les journalistes ont rencontré leur mystérieuse source en fin d’après-midi dans un restaurant asiatique, devant le Parque de la 93, un coin populaire à Bogota. 

«Quand je l’ai vu arriver, j’ai été surpris par sa politesse. Puis, le lendemain, il est arrivé dans notre chambre d’hôtel et la première chose qu’il a faite, c’est de sortir ses deux armes de poing qu’il avait à la ceinture et de les mettre sur la table devant nous», relate Félix Séguin. 

Le revolver et le pistolet qu’Angel avait toujours sur lui.
Le revolver et le pistolet qu’Angel avait toujours sur lui. Photo Courtoisie

Lors d’une autre rencontre, Angel a sorti de son sac un kilo de cocaïne et l’a déposé sur une table. Avec un exacto, il a ouvert l’emballage de la brique de poudre d’une blancheur presque cristalline. Une forte odeur chimique est instantanément montée à la tête des journalistes. 

Leur malaise s’est accentué quand le narcotrafiquant leur a avoué que pour faire plus d’argent, le kilo de coke avait été «coupé» avec du fentanyl, cet opioïde ultra-puissant à l’origine de nombreuses surdoses mortelles à Montréal. 

DANS UN VUS BLINDÉ

Lors de leur second voyage en Colombie, au mois de mars dernier, les journalistes sont accompagnés par le caméraman Frédérick Therrien, qui a tourné les images diffusées dans le dernier épisode de l’émission J.E., sur TVA et LCN. 

Ils ont notamment apporté de l’équipement de géolocalisation pour que le directeur du Bureau d’enquête, Jean-Louis Fortin, puisse suivre leurs déplacements à partir de Montréal. «Mais ça ne fonctionne pas toujours dans la jungle», leur a dit Angel. 

Le narcotrafiquant avait déjà obtenu l’autorisation de ses patrons à lui, pour amener ces journalistes du Québec sur le terrain sous prétexte d’un reportage sur la culture de coca. Ils pourront donc voir «le produit», le terme qu’Angel emploie lorsqu’il parle de cocaïne. 

Nos journalistes accueillent Angel dans leur chambre d’hôtel à Bogota, en décembre 2021.
Nos journalistes accueillent Angel dans leur chambre d’hôtel à Bogota, en décembre 2021. Photo Courtoisie

C’est à bord d’un VUS blindé, conduit par un ex-policier engagé par Angel comme garde du corps, que le trio est escorté dans la cordillère des Andes, au nord du pays. Le narco et son chauffeur sont armés. 

Les Québécois retiennent leur souffle quand le véhicule blindé doit s’arrêter à un barrage routier érigé par les policiers. Mais le chauffeur leur montre une pièce d’identité prouvant qu’il a fait partie des forces de l’ordre. Ils repartent sans même avoir été questionnés ni fouillés. 

UN AVERTISSEMENT

Le long périple dans les montagnes n’a rien d’une partie de plaisir. La conduite du garde du corps est saccadée sur une route étroite et sinueuse. 

Huit heures après leur départ, ils s’arrêtent au fin fond de la province de Boyaca, dans un petit village à 2400 mètres d’altitude. Ils s’installent dans une modeste maison au plancher en béton qui est à la disposition d’Angel lorsqu’il a à faire dans cette région où une bonne partie de la population travaille pour l’industrie de la coke. 

«Il nous a avertis que dans ce village, tu as intérêt à ne pas briser ta parole ou tu ne sortiras pas vivant», relate Sandreschi.

Une piste de décollage utilisée par des pilotes d’avion à la solde du cartel de Cali.
Une piste de décollage utilisée par des pilotes d’avion à la solde du cartel de Cali. Photo Courtoisie

Les gringos ont notamment été conduits à une plantation de coca et près d’une piste clandestine où des pilotes d’avion à la solde du cartel de Cali décollent vers l’étranger avec des cargaisons de cocaïne. 

«Pas armé, pas de back-up, j’ai fait ce que je n’aurais jamais fait dans ma carrière de policier, insiste Sandreschi. Si quelqu’un avait décidé de nous faire la peau, c’était final. Donc, j’ai non seulement dû faire confiance à une source du milieu criminel, mais c’est comme si je lui avais remis ma vie entre ses mains, là-bas.» 

C’est pourquoi ils sont tous repartis vers Bogota en catastrophe avant le chant du coq, le lendemain matin, malgré de fortes pluies qui rendaient la conduite peu sécuritaire dans les falaises. 

«On a paqueté nos affaires en quatrième vitesse pour éviter une possible visite de gars qui seraient arrivés à la porte avec des guns en raison d’un conflit avec notre source», précise l’ex-policier du SPVM.

Vue sur Bogota à partir de l’hôtel des journalistes.
Vue sur Bogota à partir de l’hôtel des journalistes. Photo Courtoisie

LA CUISINE DU RESTO

Angel leur réservait une dernière surprise pour la fin du voyage. Les envoyés du Bureau d’enquête ont suivi le narcotrafiquant dans un petit restaurant propre et d’apparence tout à fait normale. Sauf que le commerce lui sert de planque pour dissimuler des kilos de coke en transit vers leur destination de vente. 

«On a cinq minutes. Pas une seconde de plus. Je dois respecter ma parole. Je l’ai donnée au gars qui gère la place», leur dit-il sur un ton ferme en les attirant dans la cuisine du resto.

Dans un coin de la pièce, il y a une table de travail en inox dont Angel soulève le plateau comme un couvercle, révélant la présence d’un double fond. Les visiteurs sont médusés : une vingtaine de paquets blancs et rectangulaires y sont empilés. Au Québec, ces 20 kilos de cocaïne ont une valeur marchande d’environ un million de dollars dans la rue.

Une agente frontalière et son chien pisteur inspectent les bagages des passagers qui revenaient à l’aéroport Montréal-Trudeau sur le même vol que nos journalistes, en mars dernier.
Une agente frontalière et son chien pisteur inspectent les bagages des passagers qui revenaient à l’aéroport Montréal-Trudeau sur le même vol que nos journalistes, en mars dernier. Photo Éric Thibault

«Quand ça sort d’ici, ils nettoient toute la place à l’eau de javel pour qu’il ne reste aucune trace du produit», leur explique Angel. Tout reviendra à la normale en attendant la prochaine fois. 

«Très rarement des journalistes ont pu documenter ainsi ce fléau et voir d’aussi près la route de la cocaïne, de la Colombie jusqu’au Canada et au Québec, qui sont parmi les plus grands consommateurs de cette drogue au monde», conclut Séguin. 

Tellement vrai que l’avion qui a ramené nos journalistes et les bagages de tous ses passagers ont même fait l’objet d’une inspection, à l’aéroport Montréal-Trudeau, par des agents frontaliers assistés d’un chien pisteur à la recherche de poudre blanche fraîchement importée. 

 

Un double jeu dangereux

Angel pose avec son revolver dans les montagnes au nord de la Colombie où il s’est confié à deux journalistes de notre Bureau d’enquête. Ses révélations font l’objet du livre Narcos PQ, sorti en librairies cette semaine.
Angel pose avec son revolver dans les montagnes au nord de la Colombie où il s’est confié à deux journalistes de notre Bureau d’enquête. Ses révélations font l’objet du livre Narcos PQ, sorti en librairies cette semaine. Photo Courtoisie

Narcotrafiquant du cartel de Sinaloa, Angel travaillait aussi comme informateur pour la police

«Je veux arrêter tout ça. Et je veux que mes enfants se souviennent de moi pour les bonnes raisons...» 

Angel, le prénom fictif de ce narcotrafiquant qui a révélé ses secrets à notre Bureau d’enquête dans le livre Narcos PQ – La route de la cocaïne, de la Colombie à nos rues, paru cette semaine, se décrit comme «un gars d’adrénaline». 

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Il en faut beaucoup pour survivre à la double vie téméraire qu’il mène depuis plusieurs années. 

Le narcotrafiquant qui dit exporter jusqu’à deux tonnes de cocaïne par an au Canada est à la fois membre du redoutable cartel mexicain de Sinaloa tout en agissant comme informateur de police. 

«J’ai fait beaucoup de mal dans ma vie, a-t-il confié à nos journalistes, Félix Séguin et Marc Sandreschi. Mais j’ai fait de bonnes choses aussi. Je donne de l’info au SPVM et à la GRC sur les narcotrafiquants de Montréal. Ils en ont saisi, des kilos, grâce à moi.» 

PAS JUSTE DANS LES FILMS

Avant de prendre sa «retraite» et de disparaître du monde interlope, il a décidé de se mettre à table en dévoilant des facettes cachées de ce milieu dans lequel il baigne. 

«En vous racontant ma vie, en vous faisant rencontrer le vrai monde et en vous expliquant comment ça marche, les gens vont comprendre que ça ne se passe pas juste dans les films. Parfois, je raconte des histoires aux gens et ils ne me croient pas. Mais c’est bien vrai», a-t-il déclaré à nos journalistes qui sont allés le rencontrer en Colombie. 

«J’HAÏSSAIS LES BANDITS...»

Il était ado quand sa famille et lui ont immigré au Canada pour vivre dans la région de Montréal. 

«On était une famille avec de bonnes valeurs, a-t-il insisté. Pour nous autres, les sports, l’église, la famille, c’était vraiment important. J’ai eu une enfance très calme. Jamais eu de problème.» 

Il dit être «le seul qui a mal tourné» dans sa famille. 

Pourtant, lorsqu’il était enfant, il rêvait de suivre les traces de deux de ses oncles hauts gradés dans la police et dans l’armée. 

«Je voulais faire comme eux parce que j’haïssais les bandits. C’est fou!», dit-il, bien conscient du paradoxe avec sa carrière criminelle. 

Il a occupé son premier emploi au Québec comme livreur de journaux, les fins de semaine, avant d’aller bosser comme plongeur dans des restaurants. 

Dans la vingtaine, pendant quelques années, il a travaillé 70 heures par semaine à s’occuper d’une entreprise licite. 

C’était avant qu’un de ses proches lui offre de transporter 4 kg de cocaïne cachés dans les haut-parleurs d’une voiture, de Montréal à Ottawa. On l’a payé 1000 $ par kilo rendu à destination. 

Quelques années plus tard, lui et son organisation importaient au Québec plus de 50 kg de cocaïne par semaine, directement du cartel de Sinaloa qui était alors dirigé par le célèbre El Chapo. 

RACHETER SES ERREURS

Parallèlement à cela, ce trafiquant qui n’a jamais consommé de poudre blanche en est venu à occuper le contre-emploi d’informateur de police. 

«Ce que je fais avec la police, c’est une façon de racheter mes erreurs, a-t-il dit. Mais je suis tanné. C’est pas facile, ce milieu-là. La journée où tout ça va finir, je vais enfin pouvoir arrêter de jouer les deux games. Parce que le narcotrafic, ça ne va jamais s’arrêter.»

1992 à 1993 2001 à 2004 2005 à 2011 2012 à 2014 2017 à 2018
1992 1993 2001 2004 2005 2012 2014 2017 2018

 

Extraits DE NARCOS PQ

«Je sais que ma vie va changer. Je vais devoir faire un virage à 180 degrés. Parce qu’y a du monde qui me font pleinement confiance présentement et qui ne s’imagineraient jamais que je travaille pour la police. »

«Moi, ce qui m’a amené dans la game, c’est l’adrénaline. Avoir des armes à feu et aller tirer sur Untel, j’aimais ça. À l’époque, ça ne me dérangeait pas.»

Angel Angel

«J’ai déjà fait 700 000 $ de revenus dans une semaine. Dans mes poches! [...] Quand tu commences à faire de l’argent qui rentre comme ça, c’est dur de retourner à ton ancienne job où tu dois travailler 60 à 70 heures par semaine pour gagner un salaire dont la moitié part à l’impôt...»

«Les femmes arrivaient à toi facilement. [...] Les big boys du milieu, ils te respectaient. Les autres, t’arrivais, ils baissaient la tête. C’est parce que t’as du power!»

«On était fuckés dans la tête, t’sais? On aimait ça, se faire respecter.»

«J’ai tiré sur du monde. [...] Parce que c’était des ordres que je recevais. Et ça, pour moi, c’était très facile.»

«Moi, je ne posais jamais de ques- tions. La seule chose que je voulais savoir du boss, c’est qu’il me dise quelle sorte de message je devais faire. Une balle dans une jambe? Parfait, c’est bon.»

«On appelle ça “crime organisé” parce que t’es organisé. Donc tu dois avoir tes entrées partout pour que ça fonctionne. Aux douanes, avec la police, avec des politiciens. Avec plein de monde qui sont capables de te dire oui ou non. C’est sûr qu’il faut payer. Faut que tu paies pour avoir le champ libre.»

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«Voici ce que lui révèle ce criminel qui a accès à des petites montagnes de cocaïne : il ne se contente pas de travailler pour un cartel sud-américain de la drogue, il collabore aussi avec des corps de police au Canada, et ce, depuis près de 10 ans.»

«Chaque année, il enverrait donc, en moyenne, pas moins de deux tonnes et demie de cocaïne au Québec et en Ontario.»

Saisie de cocaine à Montréal Saisie de cocaine à Montréal -- --

«On utilise des gars qu’on appelle les “magiciens”. Ce sont des gars qui trouvent des façons de cacher le produit à l’intérieur de n’importe quoi pour que ça se rende sans problème à destination.»

Saisie de cocaine à Montréal Saisie de cocaine à Montréal -- --

«La façon que les cartels fonctionnent, pour avoir confiance en toi, ils doivent te connaître, toi et toute ta famille. Toute ta famille au complet. Parce qu’eux autres, ils sont malades! Tu sais, si jamais tu les fourres, ils vont aller après ta famille.»

Arrestation à Montréal Arrestation à Montréal

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