Opération Scorpion: 20 ans plus tard, le fléau existe toujours
Un livre nous emmène dans les coulisses de l’enquête sur la prostitution juvénile à Québec
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20 ans après l’Opération Scorpion, un tout nouveau livre nous plonge avec l’enquêteur principal au dossier dans les coulisses de l’enquête sur la prostitution juvénile qui a fait trembler Québec et qui a changé les méthodes, même si beaucoup de travail reste à faire encore aujourd’hui.
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Ancien enquêteur du SPVQ, Roger Ferland a accepté l’invitation de la criminologue Maria Mourani de se replonger dans les souvenirs de ce qu’il qualifie lui-même d’enquête la plus difficile de sa carrière.

En 2002, Scorpion a défrayé les manchettes en raison de son caractère choquant. Tout y était : des jeunes filles victimes de proxénètes liés au crime organisé, des clients connus et puissants comme l’animateur de radio Robert Gillet, des fuites médiatiques, des rumeurs juteuses qui ont alimenté le cirque qui a duré plusieurs mois. Roger Ferland a ressenti un certain vertige en s’y replongeant.
- Écoutez l'entrevue avec Maria Mourani, criminologue et chroniqueuse au Journal de Montréal, Journal de Québec à l’émission de Sophie Durocher diffusée chaque jour en direct 14 h 35 via QUB radio :
«D’avoir écrit ça avec Maria, par moment, ça m’a causé des flashbacks, des post-traumas d’événements que je revivais en lisant mes cahiers de notes. J’ai replongé dans les émotions du moment et je ne cacherai pas que c’était difficile», confie le policier, affirmant que même si on voudrait que nos policiers soient des «Robocops», il était impossible de demeurer insensible à ce qu’on vécut ces jeunes filles.
Faire œuvre utile
C’est d’ailleurs cette histoire que raconte Opération Scorpion : Les dessous de la plus grande enquête sur la prostitution juvénile du Québec, publié cette semaine.
L’histoire de l’immense toile d’araignée qu’avaient tissée les proxénètes autour des jeunes victimes, une soixantaine ayant pu être identifiée lors de l’enquête. L’histoire de ce premier jalon d’une lutte qui dure encore aujourd’hui. En revenant sur les méthodes d’enquête, d’entrevue et sur les modus operandi, le duo d’auteurs veut faire œuvre utile.
«Je souhaite que ça serve pour les prochains intervenants, que ce soit policiers, parents, intervenants sociaux. Je veux que ça soit une autre brique pour consolider ce mur-là», lance l’ex-enquêteur maintenant enseignant en techniques policières au Cégep Garneau.
Parce que le fléau existe toujours insiste Maria Mourani.
«Malgré le tremblement de terre de Scorpion, la mémoire humaine est courte et il faut rappeler que le problème, il est toujours là», soutient la criminologue et ex-députée fédérale, rappelant qu’au Canada, «plus de 90% de la traite est interne» et que ce sont encore aujourd’hui «des filles et des gars de chez nous qui sont varlopés d’une province à l’autre» pour être exploités sexuellement.
Dure réalité
Le livre aborde sans filtre cette réalité dure, mais importante à dévoiler. Ces méthodes d’enrôlement des jeunes filles qui aura permis au réseau démembré par Scorpion de prendre l’ampleur qu’il avait.
«C’est un dressage qui est fait où il y a un mélange entre violence, manipulation, charme, amour. [...] Et ensuite ils vont les désinhiber sexuellement, mais aussi cognitivement, ils vont introduire une nouvelle façon de voir la vie. Prostitution égale business ou travail. Ça en devient normal», déplore Mme Mourani.
Et Roger Ferland a été à même de voir dans Scorpion et ses suites les ravages que ce travail de démolition des proxénètes peut faire.
«Ces jeunes filles-là, on les a brisées. Ils leur ont apporté un autre schème de pensée complètement par rapport à la réussite, au travail, à l’estime de soi. [...] Ce qui fait que peut-être 50% y sont retournées après», regrette l’enquêteur, ajoutant que Scorpion avait malgré tout fait bouger les choses.
«Il faut voir les équipes d’enquête spécialisées, le volet prévention, le volet guide avec les intervenants sociaux. [...] La déception des sentences, de savoir que des jeunes vont toujours y retourner, oui elle est là, mais c’est comme le grand ménage. La poussière retombe et il faut repasser le balai à l’occasion.»
L’ENQUÊTE EN CHIFFRES
- En cours du 19 septembre 2002 au 15 mai 2003
- 650 sujets vérifiés, rencontrés, interrogés, reliés
- 200 entrevues auprès de jeunes filles et témoins
- 61 jeunes filles identifiées comme victimes
- 86 mandats de perquisition et d’écoute électronique
- 38 jours d’écoute, 27 000 conversations en 7 langues
- 150 appels reçus à la ligne citoyenne générant 900 informations à analyser
- 6000 documents papier traités
- 3 années de procédures judiciaires
- 41 condamnations criminelles
Extraits du livre
« Les 72 premières heures d’investigation seront déterminantes et révélatrices de la suite de cette enquête. Déjà, les policiers peuvent arrêter des proxénètes et des clients. Toutefois, l’histoire va se révéler bien plus complexe qu’elle n’en a l’air. Le désir d’aller plus loin et la volonté de mettre un terme à l’impunité permettront la mise sur pied de l’une des plus grandes enquêtes sur la prostitution juvénile au Québec. »
« Les prostitueurs et les proxénètes sont des rouages importants du système prostitutionnel. Ils sont les deux acteurs impliqués dans ce jeu de l’offre et de la demande. Lorsque plusieurs victimes en parlent, elles les décrivent comme des tueurs d’âme, car après être passées entre leurs mains, elles ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Bien pire que la mort, c’est ce qui meurt en elles pour le restant de leur vie. »
«Aujourd’hui, le sentiment d’injustice ne m’a toujours pas quittée. Je vis énormément de colère face à tout ce qui m’est arrivé. J’étais bonne à l’école. J’avais des rêves. Je rêvais d’être chanteuse, j’avais une belle voix. Ma vie a été détruite, et ces hommes continuent la leur comme si de rien n’était. [...] J’étais une enfant immature, trop jeune pour saisir les conséquences de mes gestes. En grandissant, j’ai compris le mal qu’ils m’ont fait. À vous raconter mon histoire, j’ai le goût de vomir. Je pleure encore souvent. »
– Témoignage de Rachel, l’une des victimes de la prostitution juvénile