Un élève sur deux en difficulté dans des classes régulières, des profs à bout de souffle
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Avec des classes où la moitié des élèves ont des difficultés d’apprentissage ou de comportement, des profs d’un peu partout au Québec sont à bout de souffle. Alors que des enseignants ont été nombreux récemment à dénoncer la lourdeur de leur groupe auprès du nouveau ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, Le Journal vous propose une incursion dans des classes régulières qui n’ont plus rien d’ordinaire.
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Cette journée-là, Josée* a dû quitter sa classe quelques minutes, le temps de se ressaisir. Elle n’en pouvait plus d’entendre crier des élèves, dont un depuis maintenant près de deux heures, malgré toutes les interventions faites auprès d’eux avec l’aide d’une éducatrice spécialisée.
Depuis quelques semaines, une nouvelle consigne l’empêche de sortir un élève de sa classe lorsqu’il est en crise, sauf s’il représente un danger pour lui-même ou les autres.
Dans ce groupe de troisième année d’une école primaire de l’Estrie, cette enseignante d’expérience doit gérer au quotidien six élèves qui font des crises fréquentes ou qui ont des comportements dérangeants. Sans compter les six autres qui ont d’importantes difficultés d’apprentissage, à qui elle voudrait pouvoir mieux venir en aide.
Il s’agit sans contredit de son groupe le plus difficile en plus de 15 ans de carrière. Josée a déjà eu des cas difficiles à gérer, mais jamais autant de problèmes de comportement en même temps et d’une si grande intensité.
Un de ses élèves fait plusieurs crises par jour. Il crie, tape sur le bureau ou se roule par terre dès qu’il ne veut pas suivre une consigne. Un autre, parfois totalement hors de contrôle, peut marcher sur les bureaux en criant. Sans compter celui qui ne respecte aucune règle de la classe: il se couche sur le plancher lorsqu’il en a envie ou sort carrément de la classe.
Leurs comportements entraînent souvent une réaction à la chaîne parmi les autres élèves de la classe. Certains deviennent eux aussi indisciplinés, d’autres demandent carrément à l’enseignante pourquoi les élèves en crise ne peuvent pas sortir de la classe.
Une éducatrice spécialisée est présente en classe quelques heures par semaine pour épauler Josée, qui se demande comment elle a fait pour tenir le coup jusqu’à Noël et surtout, si elle aura l’énergie pour revenir en classe en janvier.
- Écoutez l'entrevue de Marie Montpetit avec Simon Landry, enseignant au secondaire via QUB radio :
Pas un cas isolé
Au Syndicat de l’enseignement de l’Estrie, on affirme que ce groupe composé d’une majorité d’élèves en difficulté est loin d’être une exception.
«Il y en a d’autres, des groupes comme celui-là, ce n’est pas un cas isolé», indique son président, Richard Bergevin.
Il y a deux ans, Le Journal rapportait que dans plus de 200 classes régulières, au moins un élève sur deux était en difficulté et avait besoin de mesures particulières pour réussir.
Or la pandémie a exacerbé toute sorte de problèmes chez les enfants, affirme une autre enseignante d’expérience au primaire, qui a aussi requis l’anonymat par crainte de représailles.
«Les élèves qui sont forts sont restés forts, mais ceux avec des problèmes de comportements ou des retards d’apprentissage, c’est encore pire. Il faudrait vraiment réduire le nombre d’élèves par classe pour répondre à leurs besoins. On n’y arrive plus», laisse-t-elle tomber.
Le secondaire pas épargné
Au secondaire, les enseignants sont aussi de plus en plus nombreux à dénoncer la lourdeur des groupes. Après plus d’une trentaine d’années à enseigner le français au secondaire, Isabelle* aussi doit composer cette année avec le groupe le plus difficile de sa carrière (voir texte plus bas).
Dans le réseau public, un élève sur cinq (21%) au primaire et un élève sur trois (32%) au secondaire est considéré handicapé ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, selon les plus récentes données du ministère de l’Éducation.
Leur nombre est en augmentation depuis les dernières années et ils sont en majorité intégrés dans les classes régulières.
Écoutez l'entrevue de Marie Montpetit avec une enseignante au primaire via QUB radio :
Un «grand virage» difficile à négocier
Cette vaste intégration, qui a été amorcée il y une vingtaine d’années, devait être accompagnée d’un niveau de services adéquat, afin d’épauler les enseignants, rappelle Josée Scalabrini, présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE-CSQ).
Or le «grand virage» a plutôt été suivi par des années de compressions dans le réseau public. Un cercle vicieux s’est tranquillement mis en branle, affirme Mme Scalabrini. Des élèves à risque sont devenus en difficulté, faute de service pour répondre à leur besoin.
La politique de non-redoublement est venue amplifier le problème, puisqu’un nombre important d’élèves ont poursuivi leur parcours scolaire malgré leurs grandes difficultés, ajoute-t-elle.
Pendant ce temps, les écoles publiques secondaires ont misé sur la création de plusieurs programmes particuliers sélectifs (comme les concentrations en sports ou en arts par exemple), réservés aux élèves plus performants, afin de freiner leur exode vers les écoles privées.
La création de ces programmes a eu pour effet d’alourdir les classes du secteur régulier, où l’on retrouve aujourd’hui une forte concentration d’élèves faibles ou en difficulté.
Les groupes sont souvent remplis au maximum, un phénomène exacerbé dernièrement par le manque de locaux et d’enseignants, ajoute Mélanie Hubert, présidente de la Fédération autonome de l’enseignement.
Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que les enseignants soient nombreux à dénoncer la situation. Après avoir visité plusieurs écoles au cours des dernières semaines, le nouveau ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, a affirmé que c’est la lourdeur des groupes et la composition de la classe qui arrivent en tête de liste des sujets abordés par les profs qu’il a rencontrés.
Alors qu’une nouvelle ronde de négociations s’amorce avec les enseignants, leurs syndicats réclament à nouveau des mesures pour mieux encadrer la composition de la classe.
Les enseignants avec qui Le Journal s’est entretenu se demandent s’il est encore permis d’espérer des changements concrets. «On nous répète depuis des années que l’éducation est une priorité, mais il n’y a rien qui change, laisse tomber une enseignante du secondaire de la région de Montréal. Pendant ce temps-là, on s’épuise.»
*Noms fictifs, pour préserver l’identité des élèves.
PORTRAIT D’UNE CLASSE RÉGULIÈRE DE 3e ANNÉE
UN AUTRE EXEMPLE
École de la région de Québec
Classe régulière de première secondaire
Parmi le groupe de 26 élèves, on retrouve:
- Un élève autiste
Il fait à l’occasion des crises violentes. Il a récemment lancé une paire de ciseaux au visage d’un élève.
- Trois élèves qui souffrent d’anxiété
Ils ont l’autorisation de quitter la classe à tout moment pour rencontrer l’éducatrice spécialisée s’ils ne se sentent plus en mesure de gérer leur anxiété.
- Trois élèves qui s’absentent régulièrement sans motif
Ils font l’objet d’un suivi étroit par la direction, mais proviennent de familles dysfonctionnelles.
- Trois élèves en famille d’accueil, suivis par la DPJ
Ils ont fréquemment des problèmes de comportement en classe.
- Plusieurs élèves ont aussi de faibles notes. Le groupe ne compte qu’une poignée d’élèves motivés qui ont de bons résultats scolaires.
Avec une majorité d’élèves en difficulté, des jeunes écopent
Tout ce que demande Isabelle*, c’est de pouvoir enseigner. Or cette prof d’une trentaine d’années d’expérience se retrouve cette année devant le groupe le plus difficile de sa longue carrière, où l’on retrouve seulement une poignée de «bons élèves» qui sont les premiers à écoper, déplore-t-elle.
«Un parent m’a dit récemment: c’est une école de fou, ça n’a pas de bon sens que mon enfant se retrouve dans ce groupe. C’est vraiment une classe bordélique, on est en train de s’épuiser», laisse tomber l’enseignante, visiblement elle-même désemparée par la situation.
Dans ce groupe de première secondaire d’une école de la région de Québec, un élève autiste se désorganise à l’occasion. Lorsqu’il fait des crises, il lui est déjà arrivé de briser une poubelle à coups de pied, de projeter une chaise au sol et même de lancer une paire de ciseaux au visage d’une élève.
Trois élèves sont en famille d’accueil, suivies par la DPJ. Ils ont régulièrement des problèmes de comportement, ils dérangent en classe ou envoient promener l’enseignante.
Quatre autres jeunes souffrent d’anxiété ou de problème de santé mentale. Ils sont régulièrement absents, puisqu’ils ont l’autorisation de quitter la classe à tout moment pour rencontrer l’éducatrice spécialisée s’ils ne se sentent plus en mesure de gérer leurs émotions.
Ils ne sont pas les seuls à manquer des cours. Trois autres adolescents s’absentent régulièrement sans motif. Ces élèves font l’objet d’un suivi étroit avec la direction, mais proviennent de familles dysfonctionnelles.
Le nombre élevé d’absences chamboule toute l’organisation de la classe, alors que plusieurs autres élèves ont des retards d’apprentissage importants. «Je ne sais pas où je m’en vais avec eux. Le groupe ne suit juste pas», laisse tomber Isabelle.
L’enseignante ne compte que trois ou quatre «bons élèves», qui se débrouillent plutôt bien et veulent apprendre, dit-elle. Mais l’aide offerte par une orthopédagogue en classe n’est pas suffisante pour permettre à l’enseignante de reprendre le dessus.
«Ces élèves perdent leur temps en classe, ça n’a juste pas de bon sens. Ils ne veulent plus venir à leurs cours, ça commence vraiment mal le secondaire pour eux. Ils n’ont pas à subir ça. Ça me fait mal au cœur», lance l’enseignante.
Pour corriger le tir, il faudrait d’abord améliorer le partage d’informations avec les écoles primaires afin d’avoir un meilleur portrait des besoins des élèves qui arrivent en première secondaire, dit-elle.
Isabelle n’en revient pas de constater à quel point son école secondaire nage en plein brouillard lorsque vient le temps de faire la composition des groupes en vue de la prochaine année scolaire. «Les plans d’intervention ne suivent pas, dit-elle. Des élèves se retrouvent au régulier plutôt que dans des classes adaptées.»
*Nom fictif, pour préserver l’identité des élèves.