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Bande dessinée: deux grands crus

La méduse
Photo fournie par les Éditions Pow pow

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Question de marquer le passage de la nouvelle année, voici un titre qui a admirablement clos 2022 et un second qui met la barre très haut pour 2023.

Il arrive parfois qu’un album d’un(e) artiste établi(e) suscite la surprise et nous jette littéralement en bas de notre chaise. Voilà le tour de force qu’a réussi la bédéiste montréalaise Boum. Oeuvrant dans le milieu du 9e art local depuis une décennie et comptant à son actif une quinzaine de titres, elle lançait fin novembre le grandissime La méduse aux éditions Pow Pow. 

Essentiellement connue pour ses récits humoristico-biographiques (Boumeries, Nausées matinales et autres petits bonheurs), voilà qu’elle propose cette fois-ci un récit fictif d’une rare sensibilité et d’une fulgurante inventivité graphique. À l’instar des magistraux albums Le petit astronaute de Jean-Paul Eid (La Pastèque) et Géants aux pieds d’argile de Mark McGuire et Alain Chevarier (Moelle graphik), l’autrice s’inspire d’un traumatisme personnel, donnant ainsi naissance à une œuvre à portée universelle.

REGARD NOIR

L’album raconte l’histoire d’Odette, une jeune libraire atteinte d’une méduse à l’œil gauche. Au gré des quatre saisons que traversera la vingtenaire, la prolifération de méduses mènera à un aveuglement complet. 

Elle-même atteinte de méduses à un œil le rendant pratiquement inutilisable, Boum a toutefois préféré l’autofiction. 

«Comme mon avatar de papier est indissociablement lié à la comédie, et que je ne souhaitais pas m’apitoyer sur mon sort, le choix de la fiction s’est imposé, raconte l’artiste à l’autre bout du fil. Surtout que ma situation n’est pas aussi dramatique que celle de mon personnage. J’avais envie de faire autre chose.» 

Plus la maladie gagne du terrain en cours de récit, plus les méduses noircissent les planches. Un procédé graphique ingénieux, menant à une éloquente finale qui donne raison à Gerry Boulet : Odette voit la vie avec les yeux du cœur.

Deux semaines seulement après avoir signé avec son éditeur en 2021, Boum perd pratiquement l’usage d’un œil. Un secret qu’elle s’est bien gardé de partager publiquement. 

«C’est du métacartoonig, comme la méthode acting qu’utilisent certains acteurs d’Hollywood», s’amuse-t-elle. 

Elle qui a dû adapter sa méthode de travail, compter sur l’indéfectible soutient de son entourage, dont la bédéiste Cab (Utown, Hiver nucléaire), une amie d’enfance avec qui elle partage une ligne SOS Bédé active 24/7 en période de production.

La Méduse marque également l’entrée de Boum au catalogue de Pow Pow, incontournable éditeur québécois fondé en 2010 qui publiait l’an dernier que des albums signés d’autrices. 

«C’est un honneur. J’ai l’impression d’avoir trouvé une famille artistique.» 

Chose certaine, elle s’est taillé une place au sommet des auteurs locaux avec ce bouleversant récit.

La méduse
Photo fournie par les Éditions La Pastèque

Les éditions La Pastèque comptent de nombreuses traductions d’œuvres d’artistes canadiens-anglais à leur catalogue, dont Chester Brown, Box Brown et Scott Chandler. Voilà qu’une autre incontournable voix vient en grossir les rangs : Joe Ollmann. J’oserais même affirmer qu’il était plus que temps. 

Ce nom ne vous dit rien? Voilà qui risque de drastiquement changer avec la sortie française de l’extraordinaire Père fictif. Paru en 2021 chez l’éditeur montréalais Drawn and Quarterly sous le titre Fictional Father, l’album est à ce point exceptionnel qu’il fut de la courte liste des titres en lice pour le prestigieux prix du Gouverneur général, une première pour une bande dessinée. Sans parler de l’ondée d’accolades de nombreux pairs et d’élogieuses critiques de journalistes dont il a été gratifié à la sortie.

QUAND LA FICTION ET LA RÉALITÉ SE CONFONDENT

À la manière de Hicksville de l’artiste néo-zélandais Dylan Horrocks, Ollman imagine un récit se déroulant dans l’univers du comic strip. 

Caleb est le fils raté d’un des plus célèbres bédéistes au monde, Jimmy Wyatt. L’égal du créateur de Peanuts Charles M. Schultz, il jouit d’une renommée internationale avec son strip quotidien Sunny Side Up, mettant en vedette le plus aimant des pères et son fils. 

Or Wyatt est tout le contraire à l’endroit de Caleb : un père distant, froid, tyrannique. Condamné à vivre dans l’ombre de ce dernier, l’aspirant peintre tente de s’en affranchir. 

Comment lui est venue l’idée de raconter pareille histoire? 

«J’ai commencé à travailler sur ce livre après avoir coorganisé l’exposition This is Serious : Canadian Indie Comics présentée à la Art Gallery of Hamilton. J’ai été complètement plongé dans la bande dessinée pendant deux ans et je savais que je voulais faire un livre sur un dessinateur », explique l’artiste ontarien. « Combiner le réel et le fictif dans ce livre était en quelque sorte intentionnel de brouiller les lignes de la réalité, mais aussi de refléter l’histoire de Jimmy Wyatt, qui présente l’image d’un père bien-aimé dans ses bandes dessinées, mais c’est un père terrible en réalité.» 

C’est d’autant plus bluffant que son précédent album The Abominable Mr. Seabrook était une biographie. 

«Faire une fausse biographie est tellement plus facile que toute cette recherche d’une vraie biographie. Les bandes dessinées prennent déjà assez de temps sans ce travail supplémentaire!» 

Pourtant, Ollmann produit des bandes de Sunny Side Up dessinées dans un tout autre style qui ponctuent admirablement son récit, ce qui n’est pas une mince affaire. 

«L’impulsion de Père fictif a été de réaliser à quel point j’aime les bandes dessinées et à quel point je me sens privilégié de travailler dans ce domaine.» 

Joe Ollmann est l’ultime bédéiste. Sa passion pour le médium est à ce point contagieuse que chacun de ses albums suscite chez le lecteur un état délicieusement hypnotique dont il est difficile de sortir. 

Père Fictif est un chef-d’œuvre du genre. Non seulement réclamons-nous plus de Sunny Side Up (si seulement!), mais nous nous retrouvons captifs de la quête identitaire de Caleb, celle de métaphoriquement tuer le père, de s’extraire d’un environnement malsain et de dépendances pour le fuir, d’éclore. 

Joe Ollman est un redoutable conteur. Il traficote des histoires douces-amères à ce point réelles qu’il nous dupe chaque fois. Il se joue de nos émotions comme peu savent le faire, nous faisant passer du rire aux larmes en l’espace d’une seule case.

Joe Ollman est un trésor national. Voilà, c’est dit.

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