Faut-il craindre le superministre Fitzgibbon?
Même des membres du Conseil des ministres remettent en question le style de l’homme de confiance de François Legault
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Adulé par plusieurs de ses pairs à la CAQ et écorché par ses opposants, le superministre de l’Économie et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, en mène large. Jamais un ministre n’a détenu autant de pouvoir au Québec, ce qui pourrait mener à des dérapages et du favoritisme, estiment des experts. Intempestif, l’ami personnel du premier ministre François Legault commence à faire grincer des dents même au gouvernement.
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« C’est sûr que je connais des gens, je connais tout le monde », a affirmé le ministre Pierre Fitzgibbon en novembre 2021, à la suite d’un rapport de la vérificatrice générale. Les documents démontraient qu’il avait utilisé son pouvoir discrétionnaire pour accorder 68 M$ d’aide financière à des entreprises durant la pandémie.
En 2018, lorsqu’il décide de plonger dans l’arène politique, celui que l’on surnomme « Fitz » depuis sa jeunesse est inconnu du grand public, mais une personnalité de haute réputation dans le milieu des affaires.
Présenté comme un « dealmaker » (négociateur), il siégeait à de prestigieux conseils d’administration comme ceux de la Caisse de dépôt et placement du Québec et de Transcontinental.
Quatre ans plus tard, il est la personnalité politique la plus puissante du Québec avec le premier ministre.
À la tête du superministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, le député de Terrebonne est très influent, ce qui suscite des inquiétudes.
« Il y a un risque important, parce que tout est concentré entre les mains d’une seule personne, qui a aussi le développement régional et de Montréal. C’est énorme », indique Louis Simard, professeur à l’Université d’Ottawa spécialisé en politiques publiques et énergie.
La conjointe de M. Fitzgibbon, Isabelle Charest, siège aussi au Conseil des ministres.
Comme il l’a souvent fait récemment, le ministre a refusé de nous accorder une entrevue.
M. Fitzgibbon dispose d’un milliard de dollars supplémentaires pour donner aux entreprises via Investissement Québec. C’est d’ailleurs son ami Guy LeBlanc qui a été placé à la tête du bras financier du gouvernement, en 2019.
La PDG d’Hydro-Québec, Sophie Brochu, a annoncé le 10 janvier dernier qu’elle quitterait ses prestigieuses fonctions, après que Fitz ait obtenu les rênes de la société d’État.
« Ça ne s’est jamais fait dans l’histoire du Québec, un ministre de l’Économie qui est aussi ministre de l’Énergie », indique le professeur titulaire en science de la décision, Pierre-Olivier Pineau. Cette fusion, qui a été « une surprise pour tout le monde », peut entraîner un potentiel de « favoritisme » pour « des contrats très attrayants », estime l’expert.
« Malheureusement, en mettant beaucoup de pouvoir dans les mains d’un seul ministre et en lui donnant le pouvoir de décider des contrats d’électricité, ça amène des risques de mauvais choix, de choix arbitraires », a-t-il évoqué.
Pour l’instant, le risque « n’est pas hautement probable », mentionne Pierre-Olivier Pineau, qui croit toujours que le ministre consultera et écoutera les experts.
- Écoutez la chronique économique avec Yves Daoust, directeur de la section Argent du journal de Montréal et du Journal de Québec, entre autres, au sujet de Fitzgibbon sur QUB radio :
Il ne fait qu’à sa tête
Au sein du Conseil des ministres, certains relèvent qu’il n’en fait qu’à sa tête.
« Non seulement il en mène large, mais il en mène large sans consulter », confie un ministre, ajoutant que Fitz passe par-dessus la tête de tout le monde.
« Il aime avancer vite sans égard à ce qu’il considère comme de la technocratie, des consultations, il avance en tenant compte de sa propre compréhension, sans égard à ce que [ses collègues] on peut penser. Alors des fois, il dit des choses au Conseil des ministres et on est quelques-uns à se faire des clins d’œil. »
Un second ministre estime que « ça prend des gars comme Pierre pour brasser la cage, un peu », mais constate qu’il mène « souvent » ses dossiers en ne se fiant qu’à lui. « Il gère, tout seul, un gouvernement dans le gouvernement. »
Plusieurs députés de la CAQ ayant un profil entrepreneurial sont toutefois dithyrambiques. « On est très chanceux de l’avoir », plaide l’un d’eux.
« Il va chercher le cash, admet une autre élue, ajoutant que le ministre est efficace. Il est venu en politique pour les entrepreneurs, pas pour être un politicien. C’est le plus authentique, en ce moment. »
Attaques envers les médias
En raison de son passé d’homme d’affaires et de ses intérêts financiers, Fitzgibbon est assurément le ministre le plus épié par les journalistes d’enquête, qui ont épluché certains investissements soulevant des apparences de conflit d’intérêts, ce qui lui déplaît. Il s’est permis de le faire savoir, en s’attaquant à plusieurs reprises aux médias, principalement au Journal.
Ses anciens liens d’affaires, ses amitiés et ses actifs personnels lui ont d’ailleurs valu trois blâmes de la commissaire à l’éthique (voir autre texte plus bas).
Il a même quitté ses fonctions ministérielles durant quelques mois en 2021 afin de régulariser son statut. Il a dû se départir de ses participations dans deux entreprises faisant affaire avec l’État, après avoir tenté de tenir tête à la commissaire.
À la suite d’un article sur une partie de chasse au faisan sur l’île privée de la Province, en Estrie, à laquelle il a participé avec des amis et des hommes d’affaires, il a qualifié Le Journal de « tabloïd bas de gamme », une attaque qu’il a répétée depuis, en refusant toujours de révéler qui a payé pour son activité.
Pour cette partie de chasse, la Commissaire à l’éthique avait d’ailleurs ouvert la sixième enquête au sujet du ministre.
Dérapages
« Des inconforts » commencent à se faire ressentir en raison de ce type de déclaration, qui pourrait éventuellement nuire à la CAQ, estime un ministre.
« Il a un comportement répréhensible à l’égard des médias... Il y a des inconforts qui lui ont été exprimés d’en haut là-dessus », dit-il.
Un autre collègue du Conseil parle de « dérapages ». Une source gouvernementale a lâché : « On ne le contrôle plus. »
« Il a réussi à s’installer dans les bottes du tout puissant, mais on se demande pourquoi personne ne le rassoit pour lui dire de se concentrer sur son travail », témoigne aussi un employé de cabinet.
D’autres croient qu’il ne nuit qu’à lui-même. Sa cote de popularité a d’ailleurs chuté. Selon le plus récent baromètre de Léger, seulement 27 % des Québécois consultés avaient une bonne opinion de lui, alors qu’ils étaient 39 % en 2021.
« C’est tellement un gars sympathique. Tout ça, ce n’est comme pas de nos affaires, on le laisse mener sa barque », indique un député.
Les experts estiment cependant « qu’il se tire dans le pied ».
Dans une courte déclaration écrite, M.Fitzgibbon a souligné que d’autres ministres avant lui ont cumulé d’importantes fonctions économiques, dont Bernard Landry et Monique Jérôme-Forget. En 1998, dans le gouvernement de Lucien Bouchard, Bernard Landry agissait comme superministre en détenant les portefeuilles de l’Économie, des Finances, du Revenu, de l’Industrie et du Commerce.
« Il n’avait pas l’Énergie sous sa responsabilité », signale le professeur Simard. « Et, si on continue la comparaison [...], c’était un homme d’État qui connaissait très bien son fonctionnement. Ce n’est pas du tout le cas de M. Fitzgibbon. C’est quelqu’un qui a beaucoup de qualités, mais qui est issu du monde des affaires [...] et ça peut être aussi une source de risque », a-t-il dit, rappelant que le ministre a admis qu’il ne connaissait pas la Loi sur Hydro-Québec et le processus de nomination à la tête des sociétés d’État.
Des lacunes en politique
Les experts estiment que ses lacunes en politique sont très « inquiétantes ».
Pierre-Olivier Pineau signale que le ministre devra écouter un ensemble d’acteurs avant de prendre des décisions majeures, car « ses connaissances sont somme toute limitées » dans le secteur de l’énergie.
Cela survient alors que M. Fitzgibbon veut allouer 10 000 mégawatts à de nouveaux projets d’entreprises, et que Québec cherche à augmenter sa production d’énergie pour atteindre la carboneutralité.
« Le risque, c’est qu’on se retrouve avec de mauvaises allocations de blocs d’énergie, qui ne sont pas dans l’intérêt du Québec et de la décarbonation », plaide-t-il.
– Avec la collaboration de Félix Séguin
Une grande toile d’araignée
Charles Mathieu, Bureau d’enquête
Certains chiffres montrent bien l’ampleur des intérêts de Pierre Fitzgibbon, alors qu’il œuvrait dans le monde des affaires :
- Il a été dirigeant, administrateur ou actionnaire unique d’au moins 38 compagnies, indique le registre des entreprises. Au moins 157 personnes ont siégé à un conseil d’administration en même temps que lui.
- Selon Patric Besner, VP de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, cette situation est normale. « Dans un contexte où vous faites partie d’un fonds d’investissement, vous allez avoir une quantité très importante de [C.A] pour vous assurer que ce qui a été promis et ce qui va être livré soient au même diapason », explique-t-il.
Manquements au code d’éthique
Pierre Fitzgibbon est élu depuis à peine plus de quatre ans, mais dans l’histoire du Québec, jamais un député n’a été blâmé aussi souvent que lui pour des manquements à l’éthique.
Jean-Louis Fortin, Bureau d’enquête
Juin 2019
Premier rapport de la commissaire à l’éthique. Elle estime que le ministre a été imprudent en rencontrant des acteurs de l’industrie aérospatiale pendant qu’il détenait des actions du fabricant de trains d’atterrissage Héroux-Devtek, mais elle ne recommande pas de blâme.
Octobre 2020
Deuxième rapport de la commissaire à l’éthique. Le ministre est blâmé concernant la vente de ses actions dans l’entreprise Move Protéine. François Legault est « en colère » et recommande à ses députés de voter en faveur d’une réprimande contre le ministre.
Décembre 2020
Troisième rapport de la commissaire à l’éthique, qui le blâme pour avoir entre autres omis plusieurs informations dans ses déclarations d’intérêt. Cette fois, François Legault refuse de punir davantage son ministre.
Février 2021
Le gouvernement Legault retire des responsabilités du ministre Fitzgibbon les dossiers de White Star Capital et d’Immervision, deux firmes dans lesquelles il a toujours des intérêts.
Juin 2021
Quatrième rapport de la commissaire à l’éthique, qui jette le blâme sur le ministre et recommande qu’il perde le droit de siéger comme député jusqu’à ce qu’il se départisse de ses actions dans White Star Capital et Immervision. Pierre Fitzgibbon se retire alors du Conseil des ministres. « Il ne respecte pas le code [d’éthique], et donc pour protéger la réputation, l’image, la confiance, malheureusement, la seule solution, c’est que Pierre Fitzgibbon quitte ses fonctions », indique alors le premier ministre.
Septembre 2021
Pierre Fitzgibbon retourne au Conseil des ministres après s’être finalement départi des actions qui le plaçaient en contravention avec le code d’éthique.
Février 2023
Cinquième rapport de la commissaire à l’éthique, qui blanchit cette fois Pierre Fitzgibbon, après avoir enquêté sur un investissement de 24 M$ de fonds publics dans une entreprise dont l’un des administrateurs était Michel Ringuet, mandataire de la fiducie du ministre.