Bande dessinée: un antihéros des temps modernes
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Que ce soit par le truchement de la réinterprétation, l’adaptation ou encore la création, la mythologie est un terreau fertile qui permet au 9e art d’engendrer de grands albums.
Évidemment connu des bédéphiles québécois pour les iconiques feuilletons Michel Risque et Red Ketchup animés en collaboration avec Pierre Fournier, l’illustrateur Réal Godbout compte en son corpus plusieurs autres albums, dont L’Amérique ou le disparu, adapté du roman de Kafka (La Pastèque, 2013), Quand je serai mort avec Laurent Cha-bin (La Pastèque, 2019) ainsi qu’Avant l’apocalypse avec sa fille Adèle Bourget-Godbout (Mécanique générale, 2015).
À l’occasion de son plus récent album publié ces jours-ci à La Pastèque, il opte à nouveau pour la famille en collaborant cette fois-ci avec son fils Robin au scénario ainsi que sa conjointe Dominique aux couleurs (sublimes, d’ailleurs).
En croisière
Librement inspiré de l’Odyssée d’Homère, Heureux qui comme Ugo narre le récit d’Ugo Saint-Germain, un chroniqueur voyages engagé pour couvrir une luxueuse croisière en Méditerranée.
«Au départ, c’était une vieille idée qui me trottait dans la tête depuis longtemps : pourquoi n’organiserait-on pas une croisière inspirée de l’Odyssée pour refaire les voyages d’Ulysse? Comme je ne suis pas dans l’industrie touristique, que je n’ai pas les moyens d’organiser une croisière et que je ne possède pas de bateau, je me suis dit que ça ferait un bon album de BD.» Raconte Réal Godbout.
«À mon retour d’un voyage en Sicile avec Dominique, j’ai contacté Robin et nous avons développé le scénario en construisant ensemble le synopsis et en partageant l’écriture des différents chapitres et la rédaction des dialogues. Nous travaillons présentement de la même façon au dixième album de Red Ketchup, qui s’intitulera L’Agent Orange.»
L’expédition vire toutefois rapidement au vinaigre. Ugo, antihéros des temps modernes, se heurte à un monde ignare et violent, animé par un consumérisme qui le mène inexorablement à sa perte.
«Ugo n’est effectivement pas un héros. C’est simplement quelqu’un qui s’interroge, par rapport à ce qui le définit comme personne, par rapport à la société, par rapport à ce qui l’entoure. Il est certes en perte de repères, mais comme Ulysse, il chemine et tente de retrouver un certain sens à sa vie.»
Exercice de transmission
Ce qui frappe à la lecture du récit, c’est l’incandescente beauté des planches. Le format à l’italienne permet à l’illustrateur vétéran de rythmer le récit autrement, de laisser libre cours au dessin.
Les séquences sur la mythologie sont d’ailleurs autant de splendides tableaux dans lesquels nous nous laissons doucement dériver. Outre le plaisir dans l’exécution, on y sent surtout celui de la transmission.
«L’opportunité de collaborer avec mon père était surtout une chance unique de partager une expérience de création et de mettre le pied dans son monde après avoir passé mon enfance à le regarder travailler.»
Une icône revisitée
Créé par Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski dans les pages de l’hebdomadaire Tintin en 1977, Thorgal est un héros dense et complexe comme il s’en fait trop peu.
Série heroic fantasy sur fond de mythologie scandinave, elle compte un lectorat immense et se décline en plusieurs séries. La plus récente, Thorgal Saga, permet à des créateurs de proposer une réinterprétation en un album unique, hors de la continuité de la série mère.
C’est à Robin Recht (Elric) que revient l’honneur d’amorcer cette nouvelle aventure éditoriale, qui n’engendre avec Adieu Aaricia rien de moins qu’un chef-d’œuvre du genre.
«Je vois cette opportunité comme une immense chance. On me propose les clefs d’une chambre remplie de jouets merveilleux que j’ai adorée étant adolescent et j’ai le droit de m’y enfermer pour de nombreux mois. J’y suis rentré avec inconscience et gourmandise, sans aucune pression. Un vrai gamin!» raconte l’artiste à l’autre bout du clavier
«Vis-à-vis les lecteurs, il fallait que l’amoureux de Thorgal que je suis puisse regarder cet album en face sans trop rougir. J’ai le droit de m’amuser dans cette chambre à jouets, j’en ai même le devoir, mais il faut aussi un infini respect pour ces personnages.»
L’artiste, qui avait livré en 2018 une sublime adaptation de La fille du géant du gel, la saga de Conan, de Robert E Howard, rivalise d’audace en choisissant non seulement de montrer son héros vieux et diminué, mais aussi en lui permettant de voyager dans le temps pour revoir une ultime fois l’amour de sa vie.
«Le cœur de mon récit pour moi est la mélancolie. Mélancolie vis-à-vis cette immense série que j’ai découverte a un âge qui s’éloigne toujours un peu plus chaque jour. Mélancolie du personnage pour ce qu’il a été et que lui non plus ne sera plus. Le voyage dans le temps est le moyen le plus évident pour éveiller ce sentiment, je crois, et c’est donc tout naturellement que l’idée s’est imposée comme trame principale du récit.»
À l’instar d’Émile Bravo et son Spirou, Robin Recht prouve – si besoin il y a – que l’on peut revisiter un personnage en le replaçant au centre de sa propre mythologie.
Préparez vos mouchoirs.
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Se situant quelque part entre les corpus des bédéistes Moebius et Jim Woodring, ainsi que la série de comics Warriors of Plasm et l’album Memoria de Claude Paiement et Jean-Paul Eid, Contes de l’interface du jeune québécois Emmanuel Filteau nous plonge dans un monde contrôlé par l’intelligence artificielle, où les humains vivent dans des univers virtuels. Sociofinancée et autodistribuée, cette série détonne de la production locale actuelle, embrassant le genre science fictionnelle tout en y inoculant une savante dose d’humour et des références à la culture populaire. À découvrir!