Forcée de déménager 11 fois en 6 ans: la pénurie de logements est criante aux Îles-de-la-Madeleine
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Des travailleurs qui croyaient refaire leur vie aux Îles-de-la-Madeleine songent déjà à quitter en raison de la pénurie criante de logements, qui les force à se reloger contre leur gré chaque été pour faire place aux touristes.
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«Je n’ai pas quitté [mon pays] pour vivre dans une tente-roulotte», soupire Léo (nom fictif).
«Qu’est-ce qu’on va faire en juin? Je n’en ai aucune idée», lance cet immigrant arrivé avec sa conjointe en 2022. Ils ont été attirés aux Îles par une offre d’emploi alléchante. Le style de vie insulaire leur plaît. Mais ils sont incapables de trouver un logement à l’année.
«C’est une forme d’itinérance un peu bizarre, car ce n’est pas par manque d’argent», s’étonne celui qui préfère garder l’anonymat pour ne pas nuire à ses chances de trouver la perle rare.
Le Journal publiait, la semaine dernière, un dossier sur les Néo-Madelinots qui contribuent à renverser le solde migratoire de l’archipel et à réduire la pénurie de main-d’œuvre et le vieillissement de sa population.
Baux de 8 mois
Si la plupart y ont trouvé leur «petit paradis», certains ont grandement déchanté.
L’archipel est aux prises avec un phénomène d’évictions saisonnières. Dès que la belle saison se pointe le nez, les touristes se mettent à affluer, pour le plus grand bonheur des propriétaires qui peuvent louer leur maison à fort prix.
C’est pourquoi beaucoup de baux ne durent que 8 ou 10 mois, au grand dam des travailleurs qui, eux, doivent se loger à l’année.
Chaque été, le Service d’aide à la recherche de logement (SARL) des Îles doit offrir de l’hébergement d’urgence à des travailleurs ou même des personnes âgées qui n’ont rien trouvé.
«On les accompagne ensuite. Il faut qu’ils trouvent. Moi je dois libérer [l’hébergement d’urgence] parce qu’éventuellement, d’autres personnes vont en avoir besoin», explique Pierre Desbiens, intervenant au SARL.
«Il y a une année où j’ai vécu sous quatre toits différents», témoigne Geneviève Demers Lamarche, une infirmière clinicienne épuisée après plus de six ans de nomadisme forcé.
«Mauvaise réputation»
Dans un petit milieu insulaire où tout le monde se connaît, il est risqué de se faire une «mauvaise réputation de locataire».
«Il faudrait donc qu’on mette nos droits de côté pour encourager quelque chose d’illégal? [...] Il y a une réflexion collective à y avoir», croit Mme Demers Lamarche.
Alors qu’on parle de plus en plus des effets néfastes de la location à court terme à Montréal, certains se posent aussi la question aux Îles: la hausse du tourisme est-elle en train de miner la qualité de vie? (voir autre texte)
Charlotte (nom fictif) et son conjoint sont arrivés aux Îles en 2022, pour le travail, avec leur bébé de moins de 2 ans. En plus de ne pas trouver de bail de 12 mois ou une maison à un prix raisonnable, ils n’ont pas de place en garderie.
Une de leurs options est de se trouver une roulotte pour l’été. Il leur faudrait y vivre avec leur bébé, leur chat et leurs effets personnels. «Et encore, il faut avoir un terrain.»
«On le savait que c’était complexe. Mais on ne savait pas que c’était aussi complexe et stressant», dit celle qui jongle avec l’idée de repartir.
«Il faudrait qu’on mette nos droits de côté pour encourager quelque chose d’illégal ? [...] Il y a une réflexion collective à y avoir.»
– Geneviève Demers Lamarche
Absence de bail, hausses soudaines de loyer, insalubrité: une Néo-Madelinienne qui a dû déménager 11 fois en 6 ans et demi témoigne du côté sombre de la pénurie de logements aux Îles-de-la-Madeleine.
«Je ne suis même pas un cas exceptionnel», dit Geneviève Demers Lamarche, 34 ans, qui habite aux Îles depuis 2016 et travaille à l’hôpital depuis 2017.
Des mésaventures liées au phénomène des évictions saisonnières, elle en a vu de toutes les couleurs. Bien souvent, elle n’avait même pas de bail.
Pendant ses deux premiers étés aux Îles, elle a vécu dans une roulotte sans douche et où elle ne pouvait pas vraiment faire ses besoins.
Pendant deux ans, elle a loué une vieille maison isolée aux algues, ce qui n’est pas hors de l’ordinaire aux Îles. «Mais disons que ça n’a pas très bien vieilli. Il faisait froid.»
À cela venaient s’ajouter la moisissure et les infiltrations d’eau.
À trois endroits différents, ses propriétaires ont retonti en lui annonçant une hausse soudaine allant de 100 $ à 250 $ de loyer, effective la semaine suivante.
Elle a accepté chaque fois la hausse pour «acheter la paix» en attendant de se trouver un autre endroit.
Elle n’ose pas utiliser le mot «abus» pour qualifier ce qu’elle a vécu. «Il y avait de la méconnaissance de ma part et de la part des proprios. Il y a clairement place à la sensibilisation.»
Faire valoir ses droits
Elle habite maintenant dans une maison où elle a un bail de 11 mois avec une colocataire. Or, sa propriétaire leur exige de déménager dans le sous-sol pour la période estivale afin que sa famille puisse y passer ses vacances, explique-t-elle.
Pour la première fois, elle a décidé de faire valoir ses droits et de refuser.
Cela lui a valu un avis de reprise de logement. Elle a coché qu’elle refusait la reprise, quitte à devoir se rendre devant le Tribunal administratif du logement.
«À un moment donné, ça suffit», lâche-t-elle.
«Depuis cet automne, je me dis de plus en plus que si je dois quitter, je vais quitter [...]. Des gens malades à soigner, il y en a partout.»
En octobre dernier, le taux d’inoccupation des logements aux Îles-de-la-Madeleine était de 0,4 %, soit plus bas que le 2 % de la grande région de Montréal, selon les données de la Société canadienne d'hypothèques et de logement.
Un système basé sur la confiance
«Quand j’aide les [Néo-Madelinots], je leur dis : “Regarde, ça se passe comme ça aux Îles. Il y a des façons de faire”», explique Pierre Desbiens, intervenant au Service d’aide à la recherche de logement (SARL) des Îles.
Par exemple, il n’y a pas de clôture sur les terrains aux Îles. «Installer une clôture, ici, ça ne se fait pas», illustre M. Desbiens.
Le SARL offre notamment de l’hébergement d’urgence à ceux qui avaient déjà une adresse pendant l’hiver, mais qui n’ont pas réussi à trouver de logement pour l’été.
Le premier truc qu’il leur donne pour les accompagner, c’est de trouver le lien qui mène à un locateur potentiel ou de le créer.
«Il faut que tu aies une relation de confiance. Et quand tu établis un lien, il faut l’entretenir», explique M. Desbiens.
Il faut aussi savoir que le principal canal de communication est Facebook.
Reste qu’il observe que la pénurie de logements touche «tout le monde» aux Îles, y compris des personnes âgées qui connaissent les règles informelles.
Il entend parfois parler de propriétaires qui, par acquit de conscience, préfèrent louer à moindre prix à l’année à des travailleurs plutôt qu'aux touristes. «Mais c’est rare.»
Nés aux Îles, frappés par la pénurie
Des Madelinots de longue date sont eux aussi victimes de la pénurie de logements, en plus des travailleurs qui arrivent de l'extérieur.
C’est le cas de deux natifs des Îles, Huguette Renaud et Jean Martinet, 70 et 73 ans.
L’automne dernier, ils se sont mis à la recherche d’un logement. Ils espéraient ainsi se rapprocher de l’hôpital.
«Notre maison était pratiquement vendue, il y a quelqu'un qui voulait l'avoir», raconte M. Martinet.
Ils n’ont jamais trouvé de logement. Ils ont donc abandonné le projet et gardé leur maison.
«On se fait envahir»
Boum immobilier, trafic, préoccupations environnementales: certains Madelinots ne mâchent pas leurs mots pour exprimer leur ras-le-bol devant la hausse du tourisme.
«On se fait envahir par les touristes. Ils sont en train de nous manger. Le pire, ce sera pour nos enfants, qui vont se faire mettre dehors par les touristes», s’inquiète un commerçant qui a préféré taire son nom pour ne pas nuire à son commerce.
Entre juin et septembre derniers, quelque 73 600 visiteurs sont entrés aux Îles, qui ne comptent que 13 000 habitants. Il s’agit d’une hausse de 17 % par rapport à 2019, selon les chiffres de Tourisme Îles de la Madeleine.
«Ce que je trouve le plus dégueulasse, c’est que l’été, plus moyen de prendre le traversier. Pour sortir, il faut réserver un an à l’avance», témoigne un autre Madelinot.
«L’été, on n’est plus capables d’aller nulle part, il y a trop de trafic [...]. Les restos, c’est complet partout.»
Comme la plupart des gens exaspérés, il a préféré garder l’anonymat.
Ce n’est pas le cas de Félix Miousse, un travailleur d’usine qui rappelle l’importance du tourisme dans l’économie madelinienne.
«Moi ils ne me dérangent pas. Je parle à tout le monde», lance l’homme de 68 ans.
Chantal Renaud serait mal placée pour critiquer la hausse du tourisme : en tant que propriétaire d’un camping à Havre-Aubert, elle en vit.
«Mais ce qui m’inquiète, c’est l’environnement. C’est fragile, les Îles. Que ce soit la nappe phréatique, les déchets», énumère-t-elle.
Autoévictions
Pour ce qui est de l’impact des évictions saisonnières, le phénomène est complexe, explique Dominic Lapointe, un professeur en études touristiques de l’UQAM qui a réalisé une étude sur le sujet.
Une partie de ce phénomène aux Îles en est un «d’autoéviction». Des propriétaires quittent leur propre maison pendant l’été pour y accueillir des touristes et vont quant à eux vivre dans une roulotte.
Plusieurs intervenants ont mentionné que cette habitude n’était pas problématique, puisqu’elle ne vient pas affecter la capacité des travailleurs de se loger à l’année.
Le problème, c’est plutôt la location de résidences secondaires à des fins touristiques, qui s’est accentuée et dont les prix se sont standardisés avec l’arrivée de la plateforme Airbnb.
L’argent reste aux Îles
«Partout dans le monde, le tourisme crée des phénomènes qui obligent des villes à réfléchir.»
Par contre, l’essentiel de l’argent du tourisme reste aux Îles, note M. Lapointe.
On n’y trouve pas de ces grands hôtels détenus par des intérêts étrangers. La Coopérative de transport maritime et aérien (CTMA), qui gère le traversier, est une entreprise locale.
«J’y ai trouvé un milieu exemplaire dans sa capacité à se poser des questions [...]. Je ne suis pas en train de dire que leur modèle est parfait. Mais il y a une volonté d’agir collectivement», analyse M. Lapointe.