Une inspiration pour le Québec? Un tribunal conçu spécifiquement pour les victimes de violence conjugale en Espagne
Le Journal a visité un tribunal spécialisé pour la violence contre les femmes à Madrid, qui a inspiré le Québec
MADRID, Espagne | La création des tribunaux spécialisés est l’une des pierres angulaires de la loi de 2004 contre la violence de genre en Espagne. Autour de ces salles d’audience, où on traite des dossiers jour et nuit, gravite un impressionnant écosystème pour mieux accompagner les victimes à travers les dédales de la justice.
Le Journal a visité l’un de ces tribunaux dédiés aux violences faites aux femmes à Madrid, situé en dans un grand édifice bétonné dans un quartier de banlieue, à l’écart du centre-ville touristique.
Au premier coup d’œil, on constate que les victimes ont accès à une entrée à l’arrière du bâtiment par laquelle elles franchissent un point de contrôle de sécurité sans risquer de croiser leur agresseur.
Toujours accompagnée
Dès leur arrivée dans l’immeuble, elles sont prises en charge par le Bureau d’assistance aux victimes.
Les travailleurs sociaux peuvent les aider à se trouver un nouvel appartement pour fuir un conjoint violent, offrir des informations juridiques générales et faire le lien avec les policiers pour les mesures de protection. Elles ont aussi accès à des rendez-vous illimités avec un psychologue judiciaire.
« Notre rôle est de faire en sorte que le processus de dénonciation ne soit pas trop difficile et le plus positif possible. Si elle fait une crise de panique, on va être à ses côtés pour la calmer avant de retourner en cour », explique Maria Jésus Juarez Lozano, responsable du Bureau.
Au palais de justice, les victimes sont toujours accompagnées par un travailleur social, qui va même les guider à travers des corridors érigés dans la bâtisse pour qu’elles n’aient pas à croiser l’accusé.
« Si on se dit qu’on veut faire des tribunaux spécialisés au Québec, il faut mettre en place cette structure ; l’accompagnement des victimes dès la minute qu’elles mettent le pied dans le palais de justice et la transformation des espaces », insiste Manon Monastesse, directrice de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes.
Selon elle, des aménagements ont été faits dans certains palais de justice, mais « cela reste encore très embryonnaire. »
« On a encore des ascenseurs, escaliers et portes d’entrée communs, des salles de bain [côte à côte] », explique la directrice.
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Mesures de protection
Dans la salle du tribunal spécialisé à Madrid, c’est María Gracia Perera de Cáceres, une juge sans toge, qui mène la première audience, celle de l’instruction où on décidera si la preuve est suffisante. Toute la journée, elle entend des dossiers de violence faite aux femmes ou aux mineurs.
« Je vais prendre la déclaration de la femme, des enfants, de l’accusé. En étant spécialisé pour ce genre de cas, on s’habitue à récolter de l’information en posant les bonnes questions », relate la magistrate, qui peut dès lors ordonner des mesures de protection.
Certaines causes, dont les délits mineurs, peuvent ainsi se régler rapidement devant elle. Les autres cas plus graves passent au tribunal pénal, également spécialisé, où se déroulera le procès devant un autre magistrat. Au besoin, les victimes peuvent témoigner dans une salle distincte pour éviter de se retrouver face à face avec leur agresseur.
Un avocat pour les victimes
Comme au Québec, les avocats des deux parties prennent place de chaque côté du juge. À sa gauche, l’avocat de la défense, et à sa droite, le procureur de l’État. Dans ces tribunaux, une troisième partie est présente à la table : l’avocat qui représente les droits de la victime.
Cet avocat agit comme un intermédiaire entre le juge et la victime, explique au Journal Marta Martinez Matute, co-autrice d’une analyse sur les effets de la création des tribunaux de violence contre la femme en Espagne.
« Le juge ne connaît pas toujours les détails particuliers, donc cet avocat peut poser des questions à la victime pendant une audience pour qu’il ait toutes les informations entre les mains. Par exemple, il pourrait aborder sa situation financière pour qu’elle soit prise en compte », explique-t-elle.
Depuis que les victimes ont accès gratuitement à un avocat grâce à la loi de 2004, un plus grand nombre d’entre elles dénoncent, sachant qu’il y a moins de barrières et que le système de justice est plus facile d’approche, souligne Marta Martinez Matute.
Tout le monde peut dénoncer
En Espagne, les délits de violence conjugale sont poursuivis d’office et n’importe qui peut dénoncer, explique Marta Fernández Ulloa, cheffe d’une unité spécialisée pour la protection des femmes de la police de Madrid.
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« Nous n’avons pas besoin d’une plainte faite par la victime. Dès qu’on a des preuves d’un délit, on ouvre un dossier », précise-t-elle.
Les victimes ne peuvent pas retirer leur plainte, mais elles peuvent refuser de témoigner. « Avant, même s’il y avait des témoins, ils ne dénonçaient pas la violence conjugale. Maintenant, la société est plus sensibilisée et consciente du problème. Les gens vont plus voir la police pour dénoncer une situation dont ils ont été témoins », souligne la juge María Gracia Perera de Cáceres.
► Au Québec, plus de 16 mois après l’adoption de la Loi visant la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale, on dénombre pour le moment qu’une dizaine de ces tribunaux, qui sont au stade de projet-pilote jusqu’en novembre 2024. Le gouvernement aura ensuite deux ans pour instaurer les tribunaux spécialisés dans l’ensemble de la province.
Une salle pour que les enfants témoignent
Au palais de justice de Madrid, la chambre de Gesell a été spécialement aménagée pour que les jeunes victimes s’y sentent bien. Il s’agit d’une salle où ont lieu tous les interrogatoires avec les mineurs.
La première pièce est décorée avec des plantes, un sofa et un mur peint en bleu ciel. On retrouve plusieurs jouets pour enfants.
De l’autre côté du miroir-espion unidirectionnel, il y a un ordinateur sur lequel on peut observer les caméras qui enregistrent tout.
Le juge, les avocats, les intervenants et même l’accusé prennent place dans ce côté-ci de la pièce.
«C’est comme un procès, mais dans un endroit adapté pour les enfants», explique Luis Guzman, travailleur social.
Il est maintenant obligatoire par la loi que la chambre soit utilisée chaque fois qu’un mineur doit témoigner durant un processus judiciaire. L’enfant n’aura qu’à faire une seule déclaration, qui servira comme preuve pendant le procès.
«Cela évite de faire revivre aux mineurs l’expérience de déclarer à plusieurs reprises. Le plus important, c’est essayer d’éviter la douleur aux enfants», explique la travailleuse sociale Cristina Cifuentes.
Un tribunal qui roule jour et nuit
En Espagne, certains tribunaux de garde qui révisent le statut des personnes arrêtées fonctionnent 24 h sur 24 pour les cas d’urgents. Les magistrats peuvent donc émettre une ordonnance de protection, imposer un bracelet antirapprochement ou ordonner l’emprisonnement d’un accusé à toute heure de la nuit.
Quand une femme ou l’État demande une ordonnance de protection, le juge a 72 h pour rendre une décision.
Contrairement au Québec, les caméras des médias sont les bienvenues dans les tribunaux spécialisés.
Le juge prend place au centre du bureau et les avocats sont assis de chaque côté. L’avocat de la victime est du même côté que le procureur de l’État.
Avant de témoigner à la phase d’instruction, les témoins ne sont pas assermentés par un greffier. Les juges ne portent également pas de toge pendant cette étape, mais ils la revêtent lors du procès pénal.
Une garderie au palais
Les femmes qui doivent passer de longues heures à une audience ont accès à une garderie, aménagée à même le palais de justice de Madrid. Elles peuvent venir confier leur enfant à une éducatrice pour la journée. Le lieu est convivial et garni de jouets, avec des murs peints avec des couleurs flamboyantes et des tapisseries d’animaux. Il y a même une cour extérieure sécurisée avec des glissades et des modules de jeux.
SI VOUS AVEZ BESOIN D’AIDE
SOS violence conjugale
- www.sosviolenceconjugale.ca
- 1 800 363-9010 (24h/24, 7j/7)