
Saint-Placide | À notre arrivée à son atelier de Saint-Placide, petite municipalité des Laurentides située à une quinzaine de kilomètres d’Oka, Gilles Vigneault était absent. L’artiste de 87 ans, qui lancera son cinquième livre-disque avec La montagne secrète, le 23 septembre, jouait au billard avec des amis, à quelques pas de là.
C’est un homme reposé et heureux qui s’est finalement présenté à nous, avec quelques minutes de retard. Après avoir pris un moment pour discuter de ses récents exploits (en toute humilité), nous avons convenu de nous installer aux abords du lac des Deux-Montagnes, situé à quelques minutes de marche de là, pour la réalisation de cette entrevue, question de profiter des derniers élans de l’été.
Avant de quitter l’endroit, celui à qui l’on doit ce conte aussi poétique que terre-à-terre intitulé Gaya et le petit désert, publié pour la première fois en France il y a de cela une vingtaine d’années, a tenu à prendre le temps de parcourir les pages de son livre, exercice auquel il n’avait pas encore eu la chance de s’adonner, l’objet sortant à peine des presses.
Bien qu’il n’en soit pas à sa première collaboration avec La montagne secrète, une maison d’édition qui s’adresse «intelligemment» aux enfants en leur proposant des livres-disques concoctés par des créateurs de renom (les créations de Claude Léveillée, Lionel Daunais et Félix Leclerc ont fait l’objet d’un ou de plusieurs projets), Gilles Vigneault nous a paru à la fois excité et ému de pouvoir enfin découvrir cette nouvelle publication, magnifiquement illustrée par Stéphane Jorisch.
«J’ai imaginé l’histoire d’un grand-père qui coupait du bois, mais sans discernement. Au début, au lieu d’aller dans les coulées, il a coupé le bois autour de sa cabane. Il a asséché le puits, car les racines n’étaient plus là pour retenir l’eau dans la terre, nous a-t-il expliqué. C’est reconnu que lorsque certaines espèces comme le pin, par exemple, sont coupées, le terrain s’assèche. Quand il pleut, ça dévale et ça donne des histoires comme Vaison-La-Romaine, en France.»
Ce sont les inondations qui ont frappé cette petite ville de Provence, au début des années 1990, qui ont inspiré au poète cette histoire qu’il a choisi de faire revivre, aujourd’hui.
«Il y avait eu des morts, des inondations et la destruction d’un village... C’est une vieille histoire, mais je trouvais ça inquiétant que l’on puisse faire des coupes à blanc sans jamais en voir les conséquences, a-t-il affirmé. Il y a des coupes à blanc qui se font dans la forêt boréale et dont nous n’avons pas connaissance. C’est toujours un manque de respect de l’homme pour l’arbre, mais moi je dirais aussi de l’homme pour l’homme, puisque c’est un manque de respect pour son habitat.»

engagement
Dans Gaya et le petit désert, parents et enfants (le livre s’adresse aux enfants de 7 à 9 ans) découvriront l’univers de Gaya, une jeune fille curieuse qui ne se gêne pas pour interroger les animaux de la forêt (et même le grand chêne) afin de comprendre pourquoi le puits de son grand-père Androu est à sec. La version audio du conte, narrée par Vincent Davy, met en vedette les voix de Marcel Sabourin et de Juliane Belleau, dans les rôles principaux.
«Ce n’est pas pour rien que mon livre est dédié à mon ami Hubert Reeves. C’est quelqu’un que je connais un peu, dont j’ai lu tous les livres, et pour qui j’ai beaucoup de respect. En plus, il continue de s’occuper de notre planète, pour qu’on arrête de la détruire et de la briser. Ça n’empêche pas d’aller vérifier s’il y a de l’eau sur Mars, mais je pense que cela ne doit jamais nous faire oublier la Terre, notre demeure principale.»
Pour Gilles Vigneault, dont les yeux brillent de passion lorsqu’il nous parle des enjeux environnementaux qui lui ont inspiré l’histoire de Gaya, ses écrits demeureront toujours une façon de sensibiliser les esprits – jeunes et moins jeunes – à des enjeux qui devraient interpeller l’ensemble de l’humanité.
«Chaque génération a une oreille neuve, nous a-t-il dit. Il y a aussi de vieilles oreilles qui entendent mal et qui ont besoin d’aide. C’est toujours à recommencer, ça.»

Il y a trois ans, Gilles Vigneault et sa fille Jessica se sont lancés dans la composition de nouvelles chansons (le disque comprend aussi des pièces tirées du répertoire du poète) pour les besoins de Gaya et le petit désert.
Même à l’époque où ils travaillaient sur Léo et les presqu’îles, une «histoire sœur» publiée par La montagne secrète en 2010, le projet d’adapter le conte de Gaya était déjà dans l’air.
«Nous avons écrit et composé cinq nouvelles chansons ensemble», a expliqué Jessica qui, par le passé, a signé beaucoup d’arrangements sur les projets de son père avec La montagne secrète.
«Cette fois-ci, c’est vraiment une co-signature, a précisé son complice. Nous avons eu beaucoup de plaisir à le faire. Par contre, il y a eu beaucoup de discussions. Il ne faut pas croire qu’elle est toujours d’accord avec son père (rires).»
«On se complémente, on construit ensemble, a ajouté Jessica. Au moment d’écrire la chanson sur l’écureuil (J’ai vu des noix), par exemple, nous avons réfléchi à la façon dont nous devions le faire parler. Nous commencions toujours par les textes. Nous voulions d’abord cerner les messages que les personnages devaient livrer.»
un plaisir

Pour Jessica Vigneault, musicienne et chanteuse qui collabore avec nombre d’artistes, dont Paulo Ramos et l’Orchestre national de jazz de Montréal, travailler avec son père sur un projet comme Gaya et le petit désert n’est que pur plaisir.
«On n’a qu’à se plonger dans ses contes pour comprendre. Qu’on soit proche de lui ou non, c’est du bonbon, travailler avec ça.»
«Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait un conte de son père non plus. J’en ai conté beaucoup plus à mes enfants que j’en ai publiés. Il y en a un, entre autres, qui s’appelait Quelques pas dans l’univers d’Éva, et Éva, c’était elle. C’est à elle que je racontais mes histoires, dit-il en se tournant vers sa fille. Après, je demandais à Jessica, ou même à Guillaume (son fils, devenu écrivain et scénariste), à qui je racontais Les quatre saisons de Piquot, si j’avais la permission de les publier pour les autres enfants du monde. Ils m’ont laissé publier les meilleurs.»
«Nous étions accros à ces histoires, a ajouté Jessica. Pour moi, le plaisir de faire cela est beaucoup lié au fait de me retrouver dans cet univers à nouveau. Qui n’aime pas voyager dans un conte pour enfants? Surtout un conte qui a de la substance. Les personnages ne sont pas proprets, ils ont des défauts, ils font des erreurs... Ça parle de choses très sérieuses et actuelles.»
interprètes de choix
Bien qu’ils n’aient pas pris part au choix des interprètes qui ont donné vie à leurs chansons sur l’album qui accompagne le conte de Gaya, le duo se dit ravi de la direction empruntée par La montagne secrète.
Ingrid St-Pierre, Kathleen Fortin, Louis-Jean Cormier, Damien Robitaille, Richard Séguin, Diane Tell, Edgar Bori et Daniel Lavoie ont tous prêté leur voix à ce disque, dont les arrangements et la réalisation ont été confiés à Jean-François Groulx, qui y joue également tous les instruments.
«Il n’y a pas d’eau sur la lune, c’est une chanson qui, de façon évidente, parlait à Richard Séguin, a souligné le poète. C’est comme s’il l’avait composée lui même.»
«C’est un peu la même chose avec Louis-Jean Cormier, qui interprète ta chanson C’est le temps», a observé sa fille.
«Il a fait les arrangements lui-même. C’est une chanson qui parle de la Côte-Nord, en plus, a précisé M. Vigneault qui, tout comme Louis-Jean Cormier, est originaire de cette région. Sur la Côte-Nord, si on ne s’occupe pas du temps, on meurt, on crève de faim. Il faut connaître le temps, pas seulement celui qu’il fait, mais aussi le temps qui passe [...]. Alors qu’on essaie de faire passer un million de barils du pétrole le plus sale, par jour, dans un pipeline qui n’est pas sécuritaire – ils le disent eux-mêmes – sous les fleuves, c’est une époque parfaite pour dire que c’est le temps d’écouter les rivières, que c’est le temps d’écouter la marée... La marée noire? Les chansons du projet ont aussi été choisies comme ça, dans cet esprit-là.»
«Pour les chansons, comme celle-là, qui existent depuis plus longtemps, ça leur donne un nouveau sens, une nouvelle vie, a ajouté Jessica. C’est bien que Louis-Jean l’ait refaite. Ça lui donne une belle force de frappe.»
Gilles Vigneault, dont l’agenda est déjà bien rempli pour les mois à venir, remontera sur scène au printemps avec son spectacle Parole et musiques. Jessica Vigneault, quant à elle, se produira au Capitole, à Québec, aux côtés de l’Orchestre national de jazz de Montréal, le 19 octobre.

L’importance de rêver
«J’ai un projet, en ce moment, de raconter une histoire sur le rêve (NDLR un conte, des poèmes et des chansons, précisera-t-il plus tard). Je veux expliquer pourquoi il faut rêver, provoquer à rêver, accueillir les rêves et les utiliser. Je vois très souvent, dans les nouvelles, des gens qui disent: “J’avais le rêve de faire cela”. Ce à quoi l’on rêve, en sommeil, est aussi plein de possibilités. Il ne faut pas avoir peur de passer pour un “pelleteur de nuages”. Lorsqu’on me disait que j’étais un “pelleteux” de nuages, ces personnes ne savaient pas qu’elles me faisaient un grand compliment. Sinon, elles ne me l’auraient pas dit comme ça (rires).»
L’éducation
«On devrait mettre à fond des sous dans l’éducation au lieu de couper dans les programmes. C’est prouvé. Aujourd’hui, en Finlande, on a compris qu’il y a un temps pour jouer et que ce temps, c’est l’enfance. On a aussi compris que condamner des enfants dans des locaux où ils ne peuvent pas jouer, c’est grave et c’est inquiétant. Il y a de meilleures manières de faire, pour que ce soit économique et gratuit. On devrait peut-être trouver aux ministres et aux députés un carré de sable et une aire de jeux pour qu’ils puissent se rééduquer à l’enfance, réapprendre de quoi il s’agit. Ils devraient peut-être aller voir en Finlande. Cela dit, à l’école, je suis contre le ludisme à tout va.
Apprendre le français, ce n’est pas un jeu, c’est de l’ouvrage, beaucoup d’ouvrage. Les enfants, ils ont du courage lorsqu’ils apprennent leur propre langue, et puis les mathématiques, les sciences... Il faut considérer cela.»
La course à la chefferie du Parti québécois
«Je suis cela de très près. Aujourd’hui, c’est le temps de laisser des gens qui veulent tous la même chose se décider entre eux et constater, entre eux, à quel point ils désirent tous la même chose. Ça, c’est sain. Ce qui ne serait pas sain, ce serait de voir une course à la chefferie durant laquelle on verrait qui a le plus d’argent pour convaincre les autres de voter pour lui. Les candidats sont extrêmement intéressants. Je me demande, mais ils se demandent aussi, tous, si nous sommes prêts pour un troisième échec, ou si nous pouvions avoir l’effronterie de dire: “Aujourd’hui, on veut encore un pays”. Je ne vais pas réfléchir à leur place. Moi, je réfléchis à ma place, dans mon coin. On se pose des questions, je le fais aussi, mais en même temps, je trouve que l’on a fait ça longtemps.»